Parution le 17 Octobre 2024
1408 pages, Prix de lancement 69.00 € jusqu'au 31 12 2024
Pour accompagner l’annonce que nous faisons de l’édition de la correspondance inédite échangée entre André Gide et Jacques Schiffrin (p. 8), nous donnons ici le texte d’un entretien paru dans Toute l’édition, magazine professionnel, le 16 septembre 1933, au lendemain de l’annonce de la reprise de la « Pléiade » par la NRF. Le fondateur de la collection revient sur quelques principes fondateurs de la « Pléiade », mettant l’accent sur la jeunesse de son lectorat.
La célèbre « Bibliothèque de la Pléiade » sera désormais éditée par les soins de la Librairie Gallimard. Cette nouvelle a déjà fait, plus ou moins exactement rapportée, le tour de la presse. Et c’est la meilleure preuve qu’elle constitue une manière de petit événement dans le monde de l’édition et des lettres. Belle occasion pour nous d’aller interviewer M. Schiffrin qui, naturellement, conserve la direction de la collection qu’il a fondée. (Au surplus, les Éditions de la Pléiade, elles, plus vivantes que jamais, s’apprêtent à réaliser un programme important.)
D’origine russe, M. Schiffrin était, dès avant la guerre, un ami de notre pays et un familier de notre littérature. Les circonstances ayant fait de lui un éditeur — il y a tout juste dix ans — il est de ceux qui ont le mieux servi les lettres françaises. Nous parlerons de la « Bibliothèque de la Pléiade » tout à l’heure. Mais il serait injuste de ne point faire au moins allusion aux somptueux ouvrages de luxe qu’a édités M. Schiffrin avec le concours des meilleurs artistes. Presque tous ces livres sont aujourd’hui épuisés et c’est, dans cet ordre d’idée, le meilleur éloge qu’on en puisse faire. Mais tous les bibliophiles — les vrais — se souviennent encore de La Dame de pique et de Boris Godounov, illustrés par Choukhaeff ; des Nuits florentines, d’Henri Heine et de Salvator Rosa d’Hoffmann, illustrés par Gluckmann ; de ces deux magnifiques réussites : le Journal d’un fou de Gogol, et Les Frères Karamazov, rehaussés des eaux-fortes d’Alexeieff, etc. D’autres collections : « Les Auteurs classiques russes », « Écrits intimes » (que dirige M. Charles Du Bos) font également le plus grand honneur à M. Schiffrin. Mais sa trouvaille, on peut le dire, a été cette « Bibliothèque reliée » qui met à la portée de tous les textes intégraux, établis par les meilleurs spécialistes, dont chaque volume contient la matière habituelle de plusieurs tomes. La critique a, d’ailleurs, été unanime à saluer cette initiative courageuse et à encourager celui qui l’avait entreprise à y persévérer.
— Comment l’idée d’une telle formule vous est-elle venue ? ai-je demandé à M. Schiffrin.
— Il ne faut pas, m’a-t-il répondu, m’attribuer plus de mérites que je n’en ai eus dans cette affaire. J’ai beaucoup voyagé : ce sont les Anglais et les Allemands qui m’ont fait penser à réaliser en France ce qui leur réussissait si bien. Mais, comme toujours lorsqu’il s’agit d’une nouveauté, j’ai dû vaincre bien des résistances. Le lecteur français, me disait-on, n’aime pas le livre relié. Aujourd’hui, je pense que l’on ne me ferait plus de reproche. Voyez-vous : j’ai voulu faire quelque chose de commode, de pratique ; j’ai tenu compte du fait que les appartements d’à présent imposent de faire tenir le plus de choses dans le minimum de place. Et puis, comme j’aimais les livres, j’ai tenu à ce que ces livres fussent aussi beaux que possible. Voilà.
— Vous avez parfaitement réussi et vos petits livres, élégants et maniables, sont d’une parfaite lisibilité, malgré le grand nombre des pages. Votre Garamond, loin de fatiguer l’œil, le repose. C’est bien un nouveau type de livre que vous avez réalisé. Je suis sûr que votre « Bibliothèque » sera désormais indispensable aux étudiants et à leurs maîtres.
— Je crois, en effet, que nos livres peuvent rendre quelques services. Et je suis touché de la fidélité sympathique que leur manifestent les jeunes gens. Nous avons d’autres lecteurs, cela va de soi, notre collection étant une collection de culture, mais c’est la jeunesse qui forme le fond de notre clientèle.
Pour moi, j’y veux voir un signe…
— Comment des jeunes gens épris de littérature ne goûteraient-ils pas de lire les grands auteurs dans leur meilleur texte, toujours commenté par un spécialiste éminent ? Baudelaire pouvait- il trouver plus savant « éditeur » qu’Yves-Gérard Le Dantec, Stendhal que Martineau, Racine qu’Edmond Pilon et René Groos et (permettezmoi d’ajouter) La Fontaine pouvait-il avoir meilleur exégète que vous-même, cher monsieur ?
— Vous me remplissez de confusion. Mais, assez parlé du passé. Nous devons à ce passé lui-même de continuer. C’est ce que je compte faire avec des moyens supérieurs à ceux dont je pouvais disposer. Et déjà, tout un plan de travail est établi — qui sera réalisé. Nous pouvons éditer une dizaine de volumes par an. C’est une moyenne fort raisonnable. Nous allons commencer en « sortant » un nouveau Stendhal (tous les romans tiendront en trois volumes) : cette fois, ce sera La Chartreuse, dont M. Henri Martineau a établi le texte ; Lucien Leuwen formera le dernier tome. Vers la fin de l’année, nous ferons paraître le plus important peut être des ouvrages parus dans la « Bibliothèque » : Les Essais, de Montaigne, que présentera M. Albert Thibaudet. Ce sera un livre de 1 200 pages — guère plus gros que les autres, je vous assure — avec des notes abondantes et un texte entièrement revu par la critique. Ensuite, M. Jacques Boulenger nous donnera un Rabelais très complet et M. Maurice Allem un théâtre, non moins complet, d’Alfred de Musset. Enfin, à une date qui n’est pas encore fixée, nous publierons une édition de Don Quichotte qui fait le plus grand honneur à M. Jean Cassou et, sans doute, les Œuvres complètes de Ronsard, totalement épuisées. Nos projets, vous le voyez, sont vastes…
Pour qui sait la part que prend M. Schiffrin à la réalisation matérielle et technique des ouvrages de sa collection, on peut lui prédire qu’il n’aura guère, cette année, le temps de flâner. Mais la délicate besogne qu’il accomplit ne porte-t-elle pas en elle-même sa récompense et sa joie ?
Pierre Langers