Parution le 26 Septembre 2024
1328 pages, Prix de lancement 69.00 € jusqu'au 31 12 2024
Les Œuvres d’Antoine de Saint-Exupéry restent aujourd’hui le plus grand succès de librairie de la Pléiade. Elles ont fait l’objet de deux éditions successives. La première, intitulée Œuvres, paraît en 1953 en un volume préfacé par Roger Caillois et dépourvu de toute annotation. La seconde, intitulée Œuvres complètes, est dirigée par Michel Autrand et Michel Quesnel ; elle est composée de deux volumes parus respectivement en 1994 et 1999. Savamment établie, cette deuxième édition a été enrichie des publications posthumes de l’auteur publiées dans l’intervalle (Carnets, Écrits de guerre, Lettres à sa mère…), ainsi que de nombreux textes inédits (scénarios, articles, lettres et poèmes). Le dossier de fabrication du volume de 1953 est conservé dans les archives des Éditions Gallimard. On y voit à l’œuvre Jacques Festy, alors directeur de fabrication, en relation avec ses fournisseurs (photograveurs, imprimeurs, relieurs et correcteurs), la famille Gallimard (Gaston Gallimard lui-même, qui fut très lié à l’auteur, ainsi que son frère Raymond et son neveu Michel, alors en charge de la collection) et les différents contributeurs du volume. Malgré sa nature plutôt technique, ce dossier réserve quelques belles surprises au bibliophile.
L’édition de 1953 marque une date importante pour la Pléiade. Pour la première fois dans l’histoire de la collection, des illustrations sont imprimées en couleurs sur son célèbre papier Bible. Cela ne va pourtant pas de soi. Le 4 janvier 1952, Gaston Gallimard écrit à l’archiviste-paléographe Simone de Saint-Exupéry, sœur de l’écrivain, alors en poste à Hanoï : « Bien entendu, dans l’édition de la Pléiade, il serait impossible de reproduire les illustrations en couleurs du Petit Prince, le texte seul serait donné, ce que nos représentants admettent et ce qui est indispensable. D’ailleurs la Pléiade est exclusivement une collection de textes. » Jacques Festy suit l’instruction, mais apporte une nuance dans la lettre qu’il adresse à son imprimeur le 12 mai 1952 : « Le Petit Prince ne comportera, en principe, aucun dessin. Mais il me paraît difficile de les supprimer tous, certains d’entre eux paraissant absolument nécessaires pour la compréhension du texte. » La difficulté est d’ordre technique et graphique : il faut imaginer une mise en pages qui ne trahisse ni le sens ni l’équilibre de l’œuvre dans un format bien plus étroit que celui de son édition originale ; et s’assurer dans le même temps qu’une reproduction en quadrichromie puisse être d’un bel effet sur le papier Bible fourni par Bolloré, sans effets de transparence malvenus. Des essais sont donc réalisés en juin 1952, à partir de clichés préparés par le photograveur Bussière. Il s’agit d’obtenir un rendu aussi fidèle que possible à l’édition originale française parue en 1946 chez Gallimard. Le résultat obtenu donne satisfaction, de sorte qu’un jeu complet de clichés, réalisés à partir d’un exemplaire de la version courante du Petit Prince, est transmis à l’imprimeur en décembre. Dans l’intervalle, l’imprimeur Darantière propose une mise en pages du texte à l’éditeur, au sein de laquelle s’intègreront les illustrations mises au format.
Mais le directeur de fabrication va bientôt être confronté à une autre difficulté. Huit années plus tôt, en 1945, Jacques Festy avait supervisé la fabrication de l’édition originale française du Petit Prince. Il avait alors fait établir, par un dessinateur professionnel au service du photograveur Desfossés, des copies aquarellées des dessins de Saint-Exupéry, en partant de l’édition originale américaine, publiée à New York en 1943 du vivant de l’auteur. Les dessins originaux de Saint-Exupéry, conservés par Consuelo de Saint-Exupéry après la disparition de son mari en juillet 1944, n’étaient pas accessibles. Or ces copies, comme nous l’avons montré par ailleurs, bien qu’exécutées avec un très grand soin, n’étaient pas strictement conformes aux dessins originaux ; les couleurs et les traits n’en étaient pas parfaitement fidèles. Si bien qu’aujourd’hui, la comparaison attentive des deux éditions (l’américaine de 1943 et la française posthume de 1946) se transforme vite en un jeu des sept minuscules erreurs. À la loupe, rien n’est vraiment similaire : pas plus la forme des étoiles que les formules scientifiques inscrites au tableau noir, pas plus les motifs de la cravate et les calculs du businessman que la couleur de la célèbre tunique du Petit Prince (passée du vert d’eau au bleu électrique)…
Jacques Festy semble avoir négligé cet épisode (pourtant proche) lorsqu’il lance en 1952 la photogravure pour le volume de la Pléiade, adressant à Bussière un exemplaire de l’édition ordinaire française du Petit Prince dans le but d’en tirer des clichés propres à l’impression Pléiade. Il se rend compte de son erreur en novembre 1952 : « J’ai fait baisser un peu par Bussière l’intensité des couleurs, écrit-il alors à l’imprimeur, et pense que vous pourrez vous-même au tirage atténuer un peu encore, pour vous rapprocher de l’édition américaine, qui a été à l’origine de tous nos tirages en France, mais dont je n’ai retrouvé malheureusement un exemplaire que par pur hasard, et trop tard. Je vous envoie cet exemplaire de l’édition américaine vous demandant, lorsque nous en aurons terminé, de me le retourner pour nos archives. » Il précise encore le 26 mai 1953 : « Le problème est le suivant : notre édition française a été faite d’après l’édition américaine, je veux dire que les typons ont été établis d’après ces illustrations américaines, mais il y a eu de multiples tirages et la fidélité originale n’a évidemment pas été conservée. Faute d’autre chose, les clichés couleurs que j’ai fait établir pour cette édition Pléiade, l’ont été à partir d’un exemplaire quelconque de l’édition française. Si vous confrontez l’exemplaire de l’édition française avec l’exemplaire de l’édition américaine que j’ai eu la chance de retrouver naguère, vous constaterez évidemment une différence sensible. Je vous demande donc et M. Raymond Gallimard avec moi sur ce point, de faire un compromis entre l’édition française et l’édition américaine, pour que nous soyons un peu moins appuyés et tranchés que dans l’édition française, mais tout de même un peu moins lavés que dans l’édition américaine. » Cette option n’est pas la bonne, car l’interprétation des différences entre les deux éditions est erronée : cette divergence ne provient pas de la dégradation propre aux réimpressions successives de l’œuvre en France, mais bien de la copie des illustrations faite en 1945. Jacques Festy persiste ; en travaillant sur la composition des encres et le traitement des clichés, il cherche à s’approcher tant bien que mal de l’édition américaine. Le 7 octobre 1953, M. d’Avout (Darantière) lui adresse enfin la bonne feuille complète des illustrations en couleurs du Petit Prince : « Je suis, je vous l’avoue, assez content du résultat, et le trouve tellement mieux et tellement différent de celui de l’édition française, nous nous sommes vraiment rapprochés de l’édition américaine. » Le bon à tirer est donné par l’éditeur sur cette feuille. Mais il ne s’agit que d’un compromis, dont Jacques Festy ne peut se satisfaire.
Fort heureusement, les commandes des libraires affluent pour ce premier tirage. Une réimpression à 13 000 exemplaires est programmée avant même que le premier tirage ne soit mis en vente. C’est l’occasion pour Jacques Festy de rattraper ses approximations. Il commande à son photograveur de nouveaux clichés, tant pour les illustrations en noir (simili) que pour celles en couleurs, tous réalisés, cette fois, à partir de l’édition américaine de 1943. Voilà pourquoi les dessins du premier tirage de cette Pléiade de 1953 (achevé d’imprimer du 19 octobre 1953) diffèrent de ceux reproduits dans ses retirages ultérieurs (achevé d’imprimer du 24 février 1954 et suivants). Mais personne ne remarquera ce repentir ni le déplorera ! L’histoire de la Pléiade
Il n’est pas sûr que Jacques Festy ait vraiment situé la source de ses problèmes. En effet, le 28 septembre 1954, alors que l’imprimeur Paul Dupont s’apprête à lancer une réimpression de l’édition courante du Petit Prince, il écrit : « Nous croyons utile de vous renouveler les recommandations que nous avions faites à l’occasion du tirage précédent : il convient que ce tirage, que vous allez entreprendre avec un matériel déjà existant, soit au point de vue des couleurs, au plus près de l’édition américaine, dont nous vous envoyons un exemplaire en communication. Ainsi que vous le constaterez, à nouveau, les couleurs sont beaucoup plus pâles et lavées que dans maints tirages exécutés par vous ces dernières années. »
Jacques Festy semble ainsi encore penser, à tort, que le manque de soin porté aux réimpressions de l’œuvre est à l’origine de la divergence entre l’édition française et l’édition américaine. Dès lors, il ne prend pas la peine de refaire faire de nouveaux typons d’impression à partir de son exemplaire de l’édition américaine. Quel dommage ! Les millions d’exemplaires de l’édition courante du Petit Prince et de ses adaptations continueront ainsi jusqu’à la fin du XXe siècle à être imprimés à partir des copies de 1945 ! Et elles serviront également de modèles pour les éditions étrangères dès 1948, Gallimard fournissant aux éditeurs étrangers copie de ses typons. Ce n’est qu’en 1999, à la faveur de la reprise en « Folio » du Petit Prince, orchestrée par Yvon Girard et Jean-Marie Cerisier, que la maison Gallimard restitue sciemment au Petit Prince ses traits et couleurs originaux, par une reproduction à l’identique des dessins de l’édition originale américaine de 1943. Heureuse initiative, qui fut, du reste, l’occasion de corriger quelques coquilles qui s’étaient glissées dans le texte de l’édition française, portant notamment sur le nombre des couchers de soleil si chers au cœur du jeune monarque...
À suivre…