En 2014 paraissait le premier « Tirage spécial » de la Pléiade, un volume de 1152 pages proposant trois romans de Sade tirés, respectivement, des tomes I (Les Cent Vingt Journées de Sodome), II (Justine ou les Malheurs de la vertu) et III (La Philosophie dans le boudoir) de l’édition des Œuvres parue dans la collection entre 1990 et 1998. Les textes y étaient accompagnés de leurs illustrations et de leur appareil critique, et précédés d’une préface inédite de Michel Delon, qui avait été le maître d’œuvre de l’édition en trois volumes. De quel désir cette entreprise est-elle née, et de quelle façon a-t-elle évolué ? C’est ce que l’on voudrait examiner ici, au moment où la Pléiade publie deux nouveaux Tirages spéciaux et met en lumière les douze volumes désormais disponibles de cette série particulière.
À l’origine, un constat. Tout le monde n’aime pas les « tomaisons ». Quand la Pléiade se lance dans des éditions composées de plusieurs volumes, le tome premier fait événement, mais il arrive que les suivants — quels que soient les chefs-d’œuvre figurant à leur sommaire — ne trouvent pas tout leur public. Lorsqu’ils comptent aborder pour la première fois l’œuvre d’un écrivain et en prendre une vue d’ensemble, bien des lecteurs hésitent à se procurer quatre, cinq ou six volumes de la collection. Ce geste d’achat, qu’ils font plus volontiers quand il s’agit d’un auteur qui figure déjà parmi leurs favoris, ils ne sont pas toujours prêts à le renouveler lorsqu’ils souhaitent découvrir un écrivain qui les attire, dont l’importance leur est connue, mais qui ne fait pas encore partie de leur panthéon personnel.
D’autres lecteurs, parfois les mêmes, sont peu tentés par la perspective de ne se procurer que les tomes II ou IV d’une édition dont ils ne possèdent pas (et n’ont pas l’intention d’acquérir à court terme) le tome I, voire l’intégralité, même si ce sont précisément ces tomes II ou IV qui contiennent les ouvrages qu’ils ont envie de lire dans la Pléiade, avec l’accompagnement critique d’usage. Certains voudraient avoir accès non seulement à ces livres préférés, mais aussi à l’introduction générale, qui se trouve au tome I de l’édition et qui seule procure une analyse de l’œuvre dans son ensemble. Et l’idée de ranger dans leur bibliothèque un volume isolé portant une tomaison ou deux volumes « dépareillés » d’une édition qui en compte quatre ou cinq les contrarie.
Ce genre de contrariété, les personnes qui utilisent la Pléiade pour travailler — les enseignants, les chercheurs, les spécialistes — ne l’éprouvent pas : leur intérêt se porte sur le volume dont ils ont besoin. Les collectionneurs non plus, pour des raisons inverses ; à leurs yeux, il est impensable de ne pas acquérir, fût-ce en prenant leur temps, tous les volumes consacrés à un écrivain. Mais qu’en est-il des amateurs, les lecteurs curieux, à la fois soucieux de cohérence et intéressés seulement, a priori, par quelques-uns des ouvrages de l’auteur qu’ils abordent ? Peut-être la série des Tirages spéciaux constitue-t-elle pour eux une solution.
On fera toutefois observer que, dans cette série comme dans l’ensemble du catalogue de la collection, il s’agit moins de répondre à des demandes (ce serait difficile, tout le monde n’ayant pas les mêmes priorités) que d’imaginer une offre originale. Ainsi, à l’époque où ils conçoivent les Tirages spéciaux, les éditeurs de la Pléiade écartent d’emblée l’idée de rassembler en un tome unique les best sellers d’un écrivain. Les volumes nouveaux ne seront nullement des Best of. Si l’ouvrage qui donne son titre à l’édition est souvent célébrissime (La Condition humaine), ou s’il s’agit d’un texte qui, pour n’avoir pas toujours été le plus lu de son auteur, apparaît comme un sommet de l’œuvre au moment où le sommaire du volume est arrêté (Un roi sans divertissement)1, les écrits moins connus, parfois négligés, voire difficilement accessibles en dehors des éditions en plusieurs tomes, occupent toute leur place, pour peu qu’ils illustrent une facette de l’œuvre, dialoguent avec les autres titres retenus ou permettent de couvrir l’intégralité d’un parcours d’écriture.
Si l’œuvre de Malraux est complète en six volumes et 9952 pages, elle l’est aussi, d’une certaine façon, dans les 1184 pages de La Condition humaine et autres écrits, le Tirage spécial de 2016. Malraux complet en un volume, c’est évidemment une sorte d’abus de langage. Et pourtant : tous les aspects de cette œuvre multiforme sont représentés ; Royaume-Farfelu, poème en prose autant que récit, illustre la veine « farfelue », essentielle ; le roman le plus célèbre voisine avec Les Noyers de l’Altenburg, moins répandu, mais capital ; les écrits sur la culture, sur la littérature, sur la Résistance et, bien entendu, sur l’art sont présents dans la section « Textes 1922-1976 » ; et la Pléiade ressuscite Lazare, un livre majeur dont la forme première avait disparu depuis que Malraux l’avait inclus dans son Miroir des limbes en lui ôtant son titre et en en modifiant le contenu, si bien que le texte de 1974 n’était plus disponible2.
On le comprend, il ne s’agit pas de suggérer que la lecture des Voix du silence et de La Métamorphose des dieux (respectivement disponibles aux tomes IV et V des Œuvres complètes) n’est plus d’actualité. Mais pour qui souhaite aborder les écrits sur l’art de Malraux, ou son œuvre romanesque, ou ses écrits (anti-)mémoriels, le Tirage spécial offre une première approche mûrement pensée, et dûment présentée par Henri Godard dans sa préface. On en dirait autant pour Sade, Conrad, Giono ou Colette. Autour d’un titre-phare, ces volumes s’efforcent de présenter des sommaires représentatifs, éclairés non seulement par une préface inédite, mais par un appareil critique emprunté aux « grandes » éditions et, chaque fois que cela se révèle utile, réactualisé, mis à jour, discrètement complété par la mention des découvertes les plus récentes.
Encore les volumes ainsi conçus ne résument-ils pas la formule des Tirages spéciaux. Ceux-ci proposent aussi des éditions consacrées à un seul ouvrage, l’œuvre majeure d’un écrivain. Dès 2015, Jean Canavaggio, le grand cervantiste français, qui vient de disparaître, propose un Don Quichotte tiré du tome I de l’édition des Œuvres romanesques complètes de Cervantès. Il revoit sa traduction (comme chaque fois qu’il en a l’occasion, car ce grand honnête homme n’a jamais cessé de remettre son ouvrage sur le métier), et il rédige une préface qui met en évidence l’exceptionnelle fortune de ce roman et la place unique qu’il occupe dans notre paysage littéraire, place qui justifie qu’on le lise pour lui-même aussi bien que dans le cadre de l’œuvre « romanesque » (le terme serait à nuancer) de Cervantès. À chaque lecteur de faire son choix, désormais, entre le coffret de deux volumes, qui comporte trois autres « romans », et le « petit » Tirage spécial. Petit ? 1264 pages tout de même, mais on veille toujours, en concevant un tel volume, à élaborer un sommaire aboutissant à une pagination « modeste », du moins si on la compare avec la moyenne de celles des titres du catalogue — ce qui permet aussi, et ce n’est pas tout à fait négligeable, de mettre en vente les ouvrages de la série à des prix plutôt serrés.
Trois ans plus tard, c’est au tour de Robinson Crusoé d’être extrait de l’édition en deux volumes des Romans de Daniel Defoe. On souhaitait depuis longtemps, à la Pléiade, reprendre la traduction historique (1836) des deux parties de ce roman par Pétrus Borel, et lui rendre une forme plus proche de celle que lui avait donnée le « lycanthrope » (ainsi Borel se surnommait-il), c’est-à-dire la débarrasser des corrections inutiles que l’on y apporte traditionnellement, et ne laisser subsister que celles qui amendent les rares erreurs ou omissions dues à ce traducteur qui fut aussi un écrivain important. Si important et si intéressant que l’on a décidé de publier en outre sa préface à sa traduction, qui était absente de l’édition des Romans. De plus, la Pléiade demande pour l’occasion à Jean-Luc Steinmetz, spécialiste de Borel, un texte qui soit une enquête sur l’élaboration de cette traduction et sur son auteur. Ce texte, « Pétrus Borel, un loyal intermédiaire », devient la postface du volume, dont la préface est confiée à l’angliciste Baudouin Millet, qui rend Defoe à sa complexité et son roman à ses enjeux véritables, souvent ignorés aujourd’hui.
Le Tirage spécial Robinson Crusoé se distingue des précédents par son appareil critique, qui est entièrement nouveau. C’est qu’il apparaît vite, quand on lance le projet, que l’annotation succincte publiée au tome I des Romans de Defoe, si elle était dans la norme en 1959, ne répond plus à ce que la Pléiade propose actuellement. Baudouin Millet entreprend donc d’établir un appareil critique original, qui va se révéler d’une richesse sans commune mesure avec ce qu’offrent la plupart des éditions du texte anglais, sans parler des traductions françaises. Si la formule des Tirages spéciaux suppose la reprise actualisée des Notices et des notes des « grandes » éditions, on a, cette fois, estimé nécessaire de l’assouplir, voire d’y déroger.
Mais le Robinson de 2018 marque également un tournant sur un autre plan. Le roman a été illustré par différents artistes, selon des esthétiques et avec des intentions variées. Une double décision est prise. D’une part, on insère dans le roman (non illustré en 1959) les cent cinquante gravures dues au peintre et dessinateur suisse F.A.L. Dumoulin (1753-1834), qui n’avaient encore jamais paru associées au livre, et l’on donne en appendice l’« Avertissement » dont Dumoulin avait doté la Collection de ces gravures. D’autre part, on résume, dans une section intitulée « Images de Robinson Crusoé. 1719-1920 », trois cents ans d’illustration du roman, depuis le frontispice de l’édition originale jusqu’aux œuvres de l’artiste américain N. C. Wyeth (1882-1945), à qui l’on emprunte aussi l’image qui orne l’étui du volume — car tous les Tirages spéciaux sont diffusés sous étui illustré3.
D’autres livres de la série comportent des images, soit que l’on ait repris celles qui figurent dans la « grande » édition — c’est ce qui fut fait pour Sade —, soit que l’on ait souhaité, quand la pagination l’autorisait, doter le nouveau volume d’illustrations choisies pour l’occasion. Ce fut le cas pour Robinson Crusoé, on vient de le voir, et ça l’est aujourd’hui pour Le Livre de la jungle — pour les Livres de la jungle, plutôt, qui n’étaient pas illustrés dans l’édition en quatre volumes des Œuvres de Kipling.
Il s’agissait alors, entre 1988 et 2001, de procurer en quatre tomes autant d’ouvrages de Kipling qu’il était possible. Or les gravures des éditions originales anglaises, en pleine page, ou sous forme de lettrines, de vignettes, de bandeaux et de culs-de-lampe, exigent qu’on leur consacre beaucoup de place. Mais elles sont d’un grand intérêt, et pas seulement parce que c’est le père de l’écrivain qui est l’auteur de la plupart d’entre elles. Toutes ont donc été insérées, selon leur disposition d’origine, dans le Tirage spécial, qui renoue en traduction française avec la présentation exacte des volumes que découvrirent les lecteurs anglophones en 1894 et 1895. Ajoutons à cela que ce petit volume propose — nouvel assouplissement de la formule — une œuvre qui n’avait pas été retenue dans l’édition en quatre volumes, les Histoires comme ça, dans leur version intégrale, avec leurs images, dues cette fois à Kipling lui-même, les savoureux commentaires de l’auteur sur ces images, et d’autres éléments que les éditions courantes omettent en général. Sans oublier, là encore, un dossier iconographique qui donne une idée du travail des illustrateurs successifs des Livres de la jungle.
Le cas de La Fontaine, en 2021, était différent. En 1991, le tome I des Œuvres complètes procurait, pour les Fables, le texte des éditions originales, accompagné des vignettes de ces mêmes originales, dues à François Chauveau (1613-1676). Mais lorsqu’on forme le projet de reprendre l’édition des Fables en un Tirage spécial, on se permet un pas de côté. Chauveau serait réservé à l’édition des Œuvres complètes, toujours disponible (évidemment). Cette fois, on utiliserait les gravures tirées des dessins de Grandville (1803-1847) — mais aussi une importante sélection des dessins originaux du même Grandville, que celui-ci avait rassemblés en deux cahiers légués à la bibliothèque de Nancy, sa ville natale, qui fut pour notre entreprise un bienveillant partenaire. Dans cette sélection, la version finale des dessins se trouve associée à une ou plusieurs esquisses qui témoignent des étapes par lesquelles est passé l’artiste pour aboutir à l’œuvre qui allait être gravée. Et la très curieuse préface de Grandville à ses cahiers de dessins, reproduite en appendice, révèle l’importance qu’il leur accordait, au point de souhaiter qu’ils soient publiés un jour…
On le voit, les Tirages spéciaux sont bien autre chose que la simple reprise de textes extraits des éditions en plusieurs volumes. C’est ainsi que les Évangiles canoniques et apocryphes, Tirage spécial qui rassemble ces jours-ci des textes dispersés dans pas moins de quatre volumes de la Pléiade, procurent aussi, outre la préface inédite de Paul-Hubert Poirier, la traduction d’un texte absent desdits volumes, et qui fit beaucoup de bruit (parfois pour de mauvaises raisons) lorsqu’il fut mis au jour, l’Évangile de Judas, ici traduit et présenté par Louis Painchaud, qui en fait une lecture nouvelle et décisive.
Enfin, ce panorama serait incomplet si l’on ne mentionnait l’exception (le terme assouplissement, dans ce cas, paraît faible) que constitue l’édition du texte intégral d’À la recherche du temps perdu… dépourvu de tout appareil critique : les Tirages spéciaux, avec leur pagination réduite (tout étant relatif), forment aussi une petite bibliothèque du voyageur. Lequel, même s’il ne voyage que dans son salon, semble prendre goût à la chose, puisque, malgré l’important tirage réalisé à l’occasion du centième anniversaire de la mort de Proust (tirage important mais unique : il n’y aura pas de réimpression), ce sont plus des deux tiers de l’édition qui ont été acquis en 2022.
Au reste, habent sua fata libelli, les livres ont leur destin. Le Tirage spécial Don Quichotte fait l’objet de réimpressions régulières, tandis que le « petit » Giono conçu autour d’Un roi sans divertissement ne connut que quatre jours de vente, du 12 au 15 mars 2020, avant que les librairies ne soient invitées à fermer, pour les raisons que l’on sait. Il s’est un peu rattrapé depuis leur réouverture, heureusement. Il voisine à présent au catalogue avec les six volumes d’Œuvres romanesques complètes : deux voies d’accès distinctes — mais non incompatibles, car vient un moment où même le voyageur le plus intrépide regagne sa bibliothèque ou son jardin — à l’une des œuvres les plus importantes du XXe siècle.
(1) Le « moment » a en effet son importance. L’appréciation portée sur une œuvre évolue avec le temps. D’une génération de lecteurs (et d’éditeurs) à une autre, il arrive, si l’on peut dire, que le sommet « se déplace ». S’il avait été conçu dans les années 1980, le Tirage spécial consacré à Giono aurait probablement mis en évidence Le Hussard sur le toit plutôt qu’Un roi sans divertissement. Mais le fait que le Hussard figure déjà au catalogue de la collection (et comment pourrait-il en aller autrement ?) donne aux éditeurs de
la Pléiade la liberté de faire, pour le Tirage spécial, un choix en harmonie avec la vision de l’œuvre qui sera exposée par la préface rédigée pour l’occasion, en l’occurrence par Denis Labouret, mais aussi bien par Antoine Compagnon pour Colette. Un choix cohérent, aussi, avec les autres ouvrages retenus, en accord avec le préfacier, pour figurer au sommaire du volume.
(2 ) Les volumes publiés sous le titre Lazare par Folio et par la collection Blanche reprenaient en effet le texte du Miroir des limbes, et non pas celui de la publication originale (1974), que propose, seul, le Tirage spécial de la Pléiade.
(3) Ajoutons qu’ils sont reliés en pleine peau, comme tous les volumes de la collection, mais qu’une couleur particulière leur a été réservée : les reliures sont de couleur bordeaux, avec une pièce de titre d’un gris anthracite également utilisé pour les signets en tissu.