Parution le 31 Octobre 2024
229.00 €
Si l’histoire de la Pléiade est bien distincte de celle de La NRF (bien que les textes eux-mêmes aient beaucoup circulé de l’une à l’autre), un curieux épisode les réunit pourtant dans les années 1950, autour de la publication des œuvres romanesques de François Mauriac.
Le romancier bordelais entretint avec la revue et ses principaux animateurs des relations complexes, toujours tendues, malgré un respect réciproque, et ponctuées de violentes crises. Fervent admirateur de l’œuvre collective, il en fut, par intermittence, un des contributeurs : il donna dans les années 1920 et 1930 quelques textes à La NRF de Jacques Rivière et de Jean Paulhan et y tint même un moment la chronique dramatique. Sa passionnante correspondance avec Gide et Paulhan montre bien sa proximité avec les hommes forts de la revue, son désir de se tenir disponible auprès d’eux, toujours prêt à dialoguer… ou à griffer. Car Mauriac s’est toujours considéré comme un étranger à La NRF.
Il ne s’y est jamais senti complètement accueilli, soutenu ni aimé. En bon catholique, il lui reprochait ses embardées diablement « progressistes » et partageait les mêmes préventions que Claudel quant à sa moralité. Paulhan pourtant sollicita toujours de sa part de la copie, ne serait-ce que pour apporter la contradiction ou plus de pondération au sein de cette inestimable « rose des vents », ouverte à tous les écrivains de talent.
Mais Mauriac avait quelque raison d’en vouloir à la revue. Avant guerre, il y avait été attaqué par un violent article de Jean-Paul Sartre qui s’en prenait à la viabilité même de son projet romanesque, marqué, selon le jeune philosophe, par une illusion fondamentale – celle de l’optique de Dieu. Les circonstances de la guerre, puis de l’épuration, rapprochèrent cependant Mauriac et Paulhan au sein des mouvements intellectuels de la Résistance. Mais l’auteur du « bloc-notes » fut après guerre à l’origine du déclenchement d’une manière de « guerre des revues », à la suite de l’annonce de la reprise de la publication de La NRF en janvier 1953. La revue sortait de près de dix années d’interdiction, après qu’en 1944 une commission de l’épuration l’avait jugée coupable de collaboration avec les forces d’occupation pendant les trois années où elle avait été dirigée par Drieu la Rochelle, avec la bénédiction des Allemands.
Cette reprise de La NRF en 1953 avait été préparée avec grand soin par Gaston Gallimard et les deux hommes choisis pour en prendre la direction, Jean Paulhan, qui en avait été le rédacteur en chef puis le directeur de 1925 à 1940, et Marcel Arland, l’un de ses plus importants contributeurs de l’entre-deux- guerres. On l’avait rebaptisée La Nouvelle NRF, afin de signifier qu’il s’agissait bien d’une renaissance et non de la fin d’une interruption provisoire. La revue prenait un nouveau départ, assez spectaculaire (tirage à plus de 25 000 exemplaires, campagne de publicité…) dont on espérait bien qu’il fît grand bruit. Il en fit, assurément, au-delà de toutes les attentes !
Gaston Gallimard se doutait bien qu’on l’attendait au tournant. Mauriac fut le premier à sortir du bois, dès la fin 1952. Le romancier tenait depuis peu son « bloc-notes » dans La Table Ronde, la revue dont il avait pris part à la création en 1948 dans l’espoir de combler la place laissée libre par la disparition de La NRF. Dans son esprit, La Table Ronde pouvait être cette nouvelle « rose des vents », revue idéale dépassant les revendications partisanes au nom même de l’autonomie de l’ordre littéraire : « Les meilleurs écrivains de la droite y rejoindraient les meilleurs écrivains de la gauche. » La Table Ronde trouva son public. Mais l’annonce de la reparution de La NRF représentait une menace pour son jeune magistère. Mauriac ne se laisserait pas faire. Il passa à l’attaque dans son « bloc-notes » du 2 novembre (publié dans la revue en décembre) et déclara à Combat le 17 décembre 1952 : « Il s’agit de nous défendre pied à pied et si nous sommes battus, ce sera après avoir épuisé toutes les possibilités. » Il devint plus virulent après la parution du premier numéro dans lequel Arland, déjà, lui répondait par un sourire faussement déférent, avançant qu’il n’y aurait pas de guerre faute d’adversité. Face à l’indifférence, Mauriac redoubla d’énergie.
Dans le numéro de mars de La Table Ronde, il s’en prit directement à Paulhan, lui reprocha de passer sous silence la direction de Drieu tout en inscrivant cette première livraison dans sa lignée (Montherlant, Thomas…). Il tourna en dérision (il ne fut pas le seul) cette bonne conscience d’une NRF dénonçant les invites des prix et appelant à la concentration de l’écrivain sur son œuvre. Paulhan était décrit comme le poisson-pilote du plus perfide requin de l’édition française, Gaston Gallimard, assoiffé de prix et de succès commerciaux, secondé par un « malheureux matelot passé à l’ancienneté quartier-maître », Arland.
En coulisse, Mauriac tempérait ses propos, prétendait qu’il agissait là plutôt en aiguillon qu’en soldat. Mais la violence de l’attaque ne souffrait pas d’excuses. Des phrases comme celle-ci eurent du mal à passer : « J’aime encore La NRF. Je nourris un reste de tendresse pour cette chère vieille dame tondue, dont les cheveux ont mis huit ans à repousser. » Gaston fut offusqué. Il envisagea de donner sa démission au syndicat de l’édition – La Table Ronde était éditée par Plon, présent au bureau dudit syndicat –, intima à certains de ses auteurs de choisir leur camp, pensa à porter plainte pour diffamation. Paulhan l’y incitait, même si, de son côté, il essayait de calmer le jeu avec Mauriac.
On pensa faire paraître un petit texte dans le numéro de mars, signé des deux directeurs : « Dans La Table Ronde de février, M. François Mauriac se déchaîne contre La NRF. Par l’avidité, le fiel et l’injure, c’est un “numéro” des plus réussis. Nous ne pouvons là-dessus rivaliser avec M. Mauriac, et ne céderons pas au facile plaisir de le rappeler à lui-même. La NRF constituera notre seule réponse. » Mais finalement on préféra le silence, coupant court à l’esprit de polémique. L’opposition fit long feu, on ne s’envoya pas de témoins ni d’avocats. Mauriac, constatant l’échec de ses projets pour La Table Ronde, alla bientôt rejoindre L’Express pour y continuer son « bloc-notes ». Mais l’altercation avait fait grand bruit, en France comme dans les milieux francophones à l’étranger. Il faut dire que Mauriac venait de se voir attribuer le prix Nobel.
Pourtant, en 1956, on reprit langue. La maison Gallimard n’avait jamais été l’éditeur de Mauriac, mais on envisageait de publier un choix de ses romans dans la Pléiade. Des autorisations furent demandées dès le mois de février, notamment auprès de la Librairie Arthème Fayard qui avait, elle, entrepris la publication de ses œuvres complètes. Le 27 novembre 1957, Bernard Privat, de la maison Grasset, informait son confrère Gallimard que Mauriac l’avait informé de ce projet, l’auteur « attachant lui-même beaucoup de prix à la consécration que représenterait pour son œuvre de figurer au catalogue de cette magnifique bibliothèque ». Flammarion s’apprêtait alors à réunir en un volume les premières années de son « bloc-notes ».
Mauriac demanda à ce qu’on y retire toutes ses attaques contre La NRF. Non seulement la guerre des revues n’avait pas eu lieu, mais le souvenir même de ses prémisses était gommé ! Dieu que Mauriac devait tenir à cette Pléiade ! De fait, ces passages ne figurent plus aujourd’hui dans l’édition courante du Bloc-notes. Dans la postface à ses Nouveaux mémoires intérieurs (1962), Mauriac passait au demeurant bien vite sur l’épisode de 1953 : « Comme j’eusse pu m’en douter, La Nouvelle Revue française reparut et réoccupa sa place, que nous n’avions pas prise. » C’est court au regard de la violence des mots. Paroles, paroles. Verba volant, scripta manent. Ces écrits de polémiques ne sont-ils que poussières ?
Malgré cela, le projet Pléiade tourna court. Mauriac ne fit son entrée dans la collection qu’en 1978, à titre posthume, avec le premier volume de ses Œuvres romanesques et théâtrales complètes. Ses Œuvres autobiographiques, si précieuses à qui veut comprendre l’esprit du siècle dernier, ne furent, elles, rassemblées qu’en 1990. Si le Bloc-notes devait un jour rejoindre ce bel ensemble, on ne manquerait pas d’indiquer en notes le repentir de l’auteur, auquel la perspective d’une Pléiade ne fut donc pas tout à fait étrangère…