Parution le 7 Novembre 2024
1632 pages, ill., Prix de lancement 72.00 € jusqu'au 31 12 2024
La première Pléiade Camus, ou l’impossible préface...
Quelques mois après la mort d’Albert Camus, Gaston Gallimard demanda à Roger Quilliot d’établir la première édition des œuvres de l’écrivain dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».
Auteur d’un essai sur Albert Camus en 1956 – La Mer et les Prisons –, Roger Quilliot était resté très proche de Camus ; il avait toute légitimité pour mener à bien ce travail. On lui associa néanmoins un « quarteron de conseillers », composé de Jean Grenier, Jean-Claude Brisville, Roger Grenier et René Char. À ce premier cercle s’ajoutait naturellement Robert Gallimard, ami d’Albert Camus, alors responsable de la collection. Francine Camus ouvrit ses archives à Roger Quilliot, qui entreprit à cette occasion un travail de pionnier, à une époque où l’oeuvre de Camus restait encore prise dans l’écheveau des polémiques de son temps.
Le premier volume était intitulé Théâtre, récits, nouvelles ; le second, regroupant les Essais, ne parut qu’en 1965. René Char fut naturellement pressenti pour écrire la préface du premier tome en raison de l’amitié étroite qui le liait à Camus ; mais le poète y renonça, et ce fut finalement l’excellent Jean Grenier qui rédigea le texte d’ouverture. Au moment où Gaston Gallimard demande cette préface à René Char, celui-ci poursuit le projet de publication de La Postérité du soleil, récemment repris dans la Pléiade puis, en grande édition séparée (2009), par les Éditions Gallimard.
Le livre, coécrit par les deux amis, avec les photographies d’Henriette Grindat, n’avait pas trouvé d’éditeur du vivant d’Albert Camus. Lors de la préparation finale de l’ouvrage en 1965, René Char dira encore son impossibilité d’écrire quoi que ce soit sur Albert Camus. Le texte intitulé « Naissance et jour levant d’une amitié », qui figure pourtant dans La Postérité du soleil, fut d’abord un récit enregistré par Edwin Engelberts, son premier éditeur, qui le dactylographia et que Char corrigea.
Nous donnons ici, à l’occasion du cinquantenaire de la disparition d’Albert Camus, quelques extraits de la correspondance inédite de René Char à Gaston Gallimard, portant notamment sur son refus de donner une préface aux deux volumes de la première édition des Œuvres complètes de son ami disparu. Brefs, ils permettent de saisir ce que fut cette fraternité qui lia les deux hommes ; le silence sait parfois mieux en rendre compte.
■ À Gaston Gallimard 4, rue de Chanaleilles / Paris VII 3 janvier 1962
Cher Monsieur,
Nous ne croyons guère au temps qui passe, puisque chacun, à notre manière, l’accompagnons, du coeur, du regard, sans cesse à son niveau et toujours à son pas, qu’il soit de larmes ou d’inconnu. Je désire vous dire ma pensée, ce 4 janvier ; elle continue d’unir étroitement, dans une même ferveur, Albert Camus et Michel Gallimard, amis inséparables et inséparés.
Fidèlement à vous
René Char
■ À Gaston Gallimard Paris 21 mai 1962
Cher Monsieur,
[…] Je vous exprime mon regret et mes excuses. Pour être en repos avec moi-même, je dois ajouter que l’affection fraternelle que j’éprouvais pour Camus fait encore écran à mes possibilités de libre jugement touchant son œuvre grand’ouverte. Camus était, vous le savez, un homme et un écrivain d’un scrupule irréductible que les malheurs du temps ont infléchi vers des appréhensions qui ne ressortissent pas à la littérature dans les perspectives où elle paraît se placer aujourd’hui. Mais là n’est pas mon propos. Je veux dire simplement que l’œuvre de Camus est, sera infiniment utile aux êtres, en grand nombre, tournés vers une sorte d’entéléchie, aussi vivace que la détresse, son vis-à-vis. Je suis trop sensible à cette dernière pour cependant présenter l’œuvre de Camus sous ce jour.
Je vous prie de croire, cher Monsieur, à mes fidèles sentiments.
René Char
■ À Gaston Gallimard 29 mai 1962
Cher Monsieur et ami
Depuis la lecture de votre lettre mon anxiété, mon chagrin, ont été vifs. Je vous suis reconnaissant de vos paroles. Camus m’en donna à entendre de semblables, à deux ou trois reprises, lorsqu’il vous évoqua devant moi – je ne sais d’ailleurs plus à quelle occasion. J’aimais chez lui la continuité du sentiment profond, la certitude qui comptait. Le visage privilégié qu’il tirait soudain de son cœur, il le dévoilait et le revoilait tout aussitôt. Ni le temps, ni l’ombre, ni l’humeur, n’y apposait sa tâche. Observateur de soi sans indulgence, appliqué et volontaire, il ne se bornait donc pas aux apparences d’autrui dont l’abord contente, sans doute parce qu’elles ne contraignent pas à descendre plus bas que le sable humain insignifiant.
Je ne préfacerai pas le tome I du volume de la Pléiade. Je ne sors pas apaisé de cette décision, mais je dois l’observer. Je vous prie, cher Monsieur et ami : ne m’en tenez pas rigueur.
Votre René Char
■ À Gaston Gallimard L’Isle-sur-Sorgue, 28 septembre 1962
Cher Monsieur et ami
Je vous remercie des sentiments de votre lettre. À mon arrivée à Paris, c’est avec grand plaisir que je vous demanderai donc de me fixer un rendez-vous afin de voir avec vous comment veiller sur les manuscrits d’Albert à l’avenir, quelle forme assurée et durable donner à cela.
Croyez, cher Monsieur et ami, à ma pensée bien fidèle.
René Char
P.-S. – Je suis heureux de votre décision de rééditer Fureur et Mystère et, j’espère bientôt, Les Matinaux. Je vous envoie l’exemplaire corrigé de Fureur et Mystère.
Lettres Archives Éditions Gallimard,
avec l’aimable autorisation de Mme Marie-Claude Char.