Parution le 26 Septembre 2024
1328 pages, Prix de lancement 69.00 € jusqu'au 31 12 2024
« Je crois que la prose requiert un investissement de toutes les ressources verbales de l’écrivain, exactement comme la poésie : vivacité et précision dans le choix des termes, économie, prégnance et invention dans leur distribution et dans leur stratégie, élan, mobilité et tension dans la phrase, agilité et souplesse dans les déplacements d’un registre à l’autre, d’un rythme à l’autre. »
– Italo Calvino, entretien avec Maria Corti.
Ce roman est le premier que j’ai écrit, il est presque mon premier écrit. Que puis-je en dire, aujourd’hui ? Je dirai ceci : le premier livre, mieux vaudrait ne l’avoir jamais écrit.
Tant que le premier livre n’est pas écrit, on garde cette liberté de commencer dont on ne peut user qu’une fois dans l’existence. Le premier livre te définit d’emblée, alors qu’en réalité tu es encore loin d’être défini ; et cette définition, tu devras ensuite la traîner derrière toi toute ta vie, en cherchant à la confirmer ou à l’approfondir, à la corriger ou à la démentir, mais sans jamais pouvoir t’en défaire.
Ceci encore : si, jeune encore, tu te mets à écrire après avoir vécu une expérience « riche en choses à raconter » (la guerre, dans mon cas et en bien d’autres), le premier livre dresse aussitôt une cloison entre l’expérience et toi, il coupe les fils qui te relient aux faits, il consume le trésor de la mémoire — ou de ce qui serait devenu un trésor si tu avais eu la patience de le préserver, si tu ne t’étais pas tant hâté de le dilapider, de le gaspiller, d’imposer une hiérarchie arbitraire aux images que tu avais emmagasinées, d’en privilégier certaines, présumées dépositaires d’une émotion poétique, au détriment des autres, jugées irreprésentables parce qu’elles te concernaient trop ou trop peu ; bref, si tu ne t’étais pas hâté de remplacer abusivement par une autre mémoire, par une mémoire transfigurée, la mémoire globale avec ses contours flous et ses infinies possibilités de récupération… De cette violence que tu lui as faite en écrivant, la mémoire ne pourra plus guérir : trop tôt promues au statut de motifs littéraires, les images privilégiées resteront à l’état de cendres, tandis que les images que tu auras voulu tenir en réserve, avec la secrète intention peut-être de les utiliser dans des ouvrages ultérieurs, dépériront, une fois coupées de l’ensemble naturel que formait
la mémoire fluide et vivante. La projection littéraire, qui fige et fixe les choses une fois pour toutes, occupe désormais le terrain, décolorant et aplatissant la flore des souvenirs, ainsi faite
que l’arbre et le brin d’herbe s’y vivifient réciproquement. La mémoire, ou plutôt l’expérience — qui est la mémoire plus la blessure qu’elle t’a laissée, plus le changement qu’elle a apportéen toi et qui t’a transformé —, est le premier aliment de l’œuvre littéraire (mais pas seulement de l’œuvre littéraire), la véritable richesse de l’écrivain (mais pas seulement de l’écrivain) ; à peine a-t-elle donné forme à une œuvre littéraire qu’elle s’assèche et se détruit. L’écrivain se retrouve le plus pauvre des hommes.
C’est ainsi que je regarde en arrière, vers cette saison de ma vie qui s’est présentée toute chargée d’images et de sens — la guerre des partisans, les mois qui ont compté pour des
années et dont il faudrait pouvoir, tout au long de l’existence, continuer d’extraire des visages et des avertissements, des paysages et des pensées, des épisodes, des mots et des émotions —, et tout cela m’apparaît lointain et brumeux […]. Un livre écrit ne me consolera jamais d’avoir perdu ce que j’ai détruit en l’écrivant : à savoir cette expérience qui, préservée au fil des ans, m’aurait peut-être servi à écrire le dernier livre, et qui m’a seulement permis d’écrire le premier.
Traduit de l’italien par Yves Hersant.