Les archives d’imprimeurs sont une source importante pour l’histoire du livre, de l’édition et de la vie des idées. Aussi convient-il de saluer l’existence d’un site fort bien documenté1, consacré à l’un des ateliers parisiens ayant imprimé quelque quarante titres de la « Bibliothèque de la Pléiade » entre 1936 et 1950 : l’Imprimerie Union. Une page y est consacrée aux relations de cet atelier parisien avec Jacques Schiffrin2, le créateur et directeur de la collection ; une autre donne accès à quelques-unes des lettres d’affaires adressées par celui-ci en 1940 à l’un des deux fondateurs de l’imprimerie, Dimitri Snégaroff.
L’Imprimerie Union est créée par deux émigrés russes arrivés en 1905 et 1907 à Paris, Volf Chalit (1878-1956) et Dimitri Snégaroff (1885-1959), qui en assurent la gérance jusqu’au milieu des années 19503. Les deux hommes fondent en 1910 la Kooperativnaïa typografia soïouz, installée au 3, rue Beaunier. La coopérative, qui assume des fonctions d’imprimeur et d’éditeur et réunit des typographes et des militants, imprime divers journaux et revues russes (Le Drapeau prolétarien, La Cause commune, L’Avenir, Le Journal ouvrier...). De cette première structure est issue l’Imprimerie Union, fondée en 1913 et dont le matériel d’impression et de composition est dès lors installé au 46, boulevard Saint-Jacques : huit machines à imprimer, deux fondeuses, quatre claviers... L’affaire prend un certain essor. Une société en nom collectif est créée le 30 décembre 1921 et les ateliers sont déménagés au 13, rue Méchain en 1925. L’imprimerie continue de tirer les journaux de la communauté russe parisienne, mais accueille également le catalogue de l’éditeur Jacques Povolozky et surtout, à partir de 1921, les œuvres poétiques et typographiques d’avant-garde du Géorgien Iliazd. Politiquement, les publications imprimées et parfois hébergées par l’atelier rendent compte des diverses tendances antibolchéviques qui se font jour, sociale-révolutionnaire ou sociale-démocrate.
Dès novembre 1913, Union se voit confier l’impression de la deuxième série des Soirées de Paris (dix livraisons jusqu’à l’été 1914), la revue de Guillaume Apollinaire financée par la baronne d’Oettingen et son cousin Serge Férat, d’origine russe. C’est dans cette série que paraissent les premiers Calligrammes. Fort de cette expérience et de la notoriété qu’elle lui a sans doute conférée, Union se spécialise durant les années suivantes dans l’impression de grandes revues d’art (Les Arts à Paris, Action, Les Cahiers d’art), assumant également l’impression du Surréalisme au service de la révolution et de Minotaure. Elle travaille aussi pour quelques maisons d’édition littéraires, comme les Éditions de Cluny.
Tandis que Volf Chalit semble assurer le suivi administratif et financier de l’atelier, Dimitri Snégaroff s’occupe davantage du suivi de la production et de la relation avec la clientèle4 . À ce titre, il est en relation étroite avec Jacques Schiffrin, lui-même d’origine russe, qui, en entente avec Gaston et Raymond Gallimard, décide de confier à l’atelier l’impression des volumes de la «Bibliothèque de la Pléiade» à partir de 1936, inaugurant cette série avec les 36e et 37e volumes de la collection : les deux tomes des Œuvres de Gustave Flaubert. Cette collaboration s’étend jusqu’en 1956. On en trouvera, ci-dessous, un inventaire, établi à partir des Archives Gallimard.
Pendant plus de dix ans (1936-1945), les volumes de la Pléiade ont été presque exclusivement confiés à l’imprimerie de la rue Méchain pour la composition et le tirage (la reliure étant le plus souvent assumée par les Ateliers Babouot). À ces travaux s’ajoutent les réimpressions/recompositions de quelques titres. Les liens se distendent après-guerre, au profit des imprimeries Floch, Darantière, Desfossés, Mame et Sainte-Catherine. La direction de l’imprimerie est reprise au milieu des années 1950 par le mari de la petite-fille de Volf Chalit, Louis Barnier.
Nous ne savons rien à ce jour des conditions exactes qui ont décidé le fondateur de la «Bibliothèque de la Pléiade» à mettre un terme à sa collaboration avec Coulouma, son imprimeur habituel. La correspondance connue entre Jacques Schiffrin et Dimitri Snégaroff ne débute qu’en février 1940, alors que le directeur de la collection a rejoint une partie des personnels de la NRF provisoirement exilés dans la Manche, à Sartilly5. L’éditeur y reste toute l’année 1940, avant de gagner la Côte d’Azur puis s’efforcer de quitter le continent pour échapper aux mesures antisémites (il n’atteint New York, avec femme et enfant, que le 20 août 1941, après un passage par Casablanca). Courant sur deux funestes semestres, la correspondance entre les deux hommes laisse entendre le bruit de l’histoire en marche : l’incertitude militaire («J’espère que les Boches ne vous empêchent pas de travailler régulièrement et que les alertes ne vont pas désorganiser le travail à Paris. Quelles infamies vont-ils (les Boches) inventer encore ? Quels monstres ! Ah ! le beau jour où on les tiendra à la gorge ! Je ne vis que dans cette attente. », 12 mai), la censure de guerre, l’effet des premières mesures antisémites de l’Occupation (en parlant des Gallimard : « Pourront-ils conserver leurs cadres actuels ? Ne seront-ils pas obligés de congédier certains, remplacer d’autres ? Le directeur de la Pléiade ne fera-t-il pas partie de cette dernière catégorie ? Cela me paraît probable. », 6 août). La détresse de l’éditeur s’amplifi e à mesure que la menace se précise ; évoquant la mort récente de son beau-frère et ancien associé, il écrit ce même 6 août : «Je crois que si j’étais seul, je ne mettrai pas longtemps à rejoindre [Joseph] Poutermann.» Jacques Schiffrin hésite sur la marche à suivre : revenir à Paris, rejoindre la NRF dans le Sud, rester dans la Manche ? Chaque décision a sa part de risque ; Juifs l’un et l’autre, l’éditeur et l’imprimeur se confient et se comprennent : «Comme vous, je vis dans cet état du coupable qui attend la fixation de sa peine. C’est affreux.» Et quand Dimitri Snégaroff interroge l’éditeur et ami d’André Gide sur certaines «sorties» antisémites du Journal, alors en recomposition, Jacques Schiffrin précise : «Je lui en avais parlé sans mâcher mes mots. Il était très troublé. Si Dieu veut que je le rencontre encore ici bas, je me promets de lui en reparler et avec plus de vigueur encore.» Il le fera, comme en témoigne leur correspondance (Gallimard, 2005).
Mais ces quelque soixante lettres sont avant tout des missives professionnelles, où l’éditeur assure le suivi de fabrication des livres de sa collection. Dimitri Snégaroff s’occupe durant cette année 1940 de la composition et de l’impression de trois titres nouveaux (Platon, Courier, La Fontaine II) et de la recomposition et de la réimpression de quelques titres déjà inscrits au catalogue (Gide, Verlaine, Balzac I et Stendhal I). Jacques Schiffrin donne des instructions extrêmement précises à son interlocuteur sur la composition des ouvrages : sélection des polices et corps de caractères (il est question de Baskerville, d’Europe, de Garamond ; de didones, d’antiques, de latines et d’elzéviriennes...), contrôle des spécimens typographiques, commande et livraison des rames de papier Bible (auprès des firmes Muller, Montgolfier et Prioux), recommandation sur l’imposition des cahiers, gestion des envois aux correcteurs (MM. Karsky, de Toulouse, et Constans) et aux annotateurs selon leur mobilisation (Léon Robin, Maurice Allem, Pierre Clarac), livraison des blocs imprimés aux ateliers de reliure (Babouot, Diguet-Denis), délivrance des bons-à-tirer...
«Oui je suis un impatient et parfois j’exagère », avoue l’éditeur, qui se plaint du travail du correcteur Karsky sur le Journal de Gide («Pour une fois que la Pléiade publie un auteur vivant... les morts ne peuvent par nous faire des reproches pour les coquilles»), des initiatives malheureuses de son compositeur et s’inquiète de la transparence du papier Prioux pour le volume de vers de Verlaine. Mais ces emportements révèlent la compétence et la minutie de l’éditeur, qui entretient un rapport amical et équilibré avec son principal « fournisseur ».
L’excellent site des archives de l’Imprimerie Union présente enfi n un document très émouvant, identifié comme provenant d’une autre source privée. Il s’agit d’une lettre du 22 décembre 1940 (alors que la correspondance professionnelle entre les deux hommes s’interrompt le 15 novembre) par laquelle Jacques Schiffrin passe le relais de la collection à Jean Paulhan : «Mon cher Snégaroff. Comme je ne m’occupe plus de la Pléiade, j’ai demandé à mon ami Paulhan de le faire pour moi. Traitez-le comme vous m’avez traité moi. Peut-être aurait-il besoin de quelques petits conseils d’un vieux typo comme vous. Ne les lui discutez pas ! En bref, je vous “lègue” mon ami Paulhan qui sera pour vous un collaborateur épatant. Recevez-le comme mon vieil ami. Bien fidèlement vôtre. J. Schiffrin. PS : peut-être vais-je bientôt partir. » On sait que, dans l’intervalle, Jacques Schiffrin, comme il l’avait craint dès l’été, a reçu une lettre de son employeur contraint de se séparer de son collaborateur sous la pression de l’occupant et des mesures antijuives ; il s’apprête alors à rejoindre la zone Sud, s’installant à Saint-Tropez début janvier. On sait aussi que ce n’est pas Schiffrin qui a lui-même choisi Paulhan pour reprendre la direction de la collection, mais Gaston Gallimard lui-même, qui en informe ce dernier à la fin de l’année 1940 (Correspondance, 2011, p. 193).
Les deux typographes continuent en effet leurs travaux de composition et d’impression pour la collection après le départ de Jacques Schiffrin, en relation avec Jean Paulhan, Kyriak Stameroff et Raymond Gallimard. Mais les forces d’occupation n’épargneront pas l’Imprimerie Union. Contraints à l’aryanisation de leur firme, les deux hommes, sur le conseil de Jean Paulhan, font une vente fictive de leur affaire au célèbre lithographe Fernand Mourlot dès le 31 décembre 1940. Un nouveau gérant, Joseph Dumoulin, est nommé par les Allemands, qui met en doute la validité de la transaction et de l’aryanisation de la société. Chalit et Snégaroff demeurent en effet actifs dans leur entreprise en tant que techniciens. Mais l’imprimerie évite le pire, grâce notamment au courage de Fernand Mourlot, qui évoque cette affaire bien délicate dans ses Souvenirs et fait également mention d’une curieuse proposition de rachat de la société par Raymond Gallimard.
1937 |
Balzac, VIII, IX et X (n° 39, n° 41 et n° 42) ; Descartes (n° 40) ; Plutarque, |
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1938 |
Historiens et chroniqueurs du Moyen Âge (n° 48) ; Verlaine (n° 47) ; Musset (n° 49) ; |
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1939 |
Retz (n° 53) ; Michelet, I et II (n° 55 et n° 56) ; Poètes et romanciers du Moyen Âge |
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1940 |
Platon, I (n° 58) ; – Réimpressions : Stendhal, I ; Gide, Journal, I ; Poe ; Verlaine ; |
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1942 | La Fontaine, Œuvres diverses, II (n° 62) ; Goethe, Théâtre complet (n° 63) ; |
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1943 |
Jeux et sapience du Moyen Âge (n° 61) ; Platon, II (n° 64) ; – Réimpressions : |
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1945 | Mallarmé, I (n° 65) ; |
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1946 | Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, I (n° 67) – Réimpressions : Diderot ; |
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1947 | Malraux, Romans (n° 70) – Réimpressions : Balzac, III ; Stendhal, II ; |
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1948 | Chateaubriand, II (n° 71) – Réimpressions : La Fontaine, II ; |
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1949 |
Saint-Simon, II (n° 77) ; Sainte-Beuve, I (n° 80) – Réimpressions : |
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1950 | Réimpressions : Balzac, X ; Chateaubriand, II ; |
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1951 |
Hugo, Les Misérables (n° 85) ; Sainte-Beuve, II (n° 88) – Réimpressions : Poe ; |
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1952 |
Dostoïevski, Les Frères Karamazov, II (n° 91) ; Nerval, I (n° 89) – Réimpressions : |
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1953 | Sainte-Beuve, Port-Royal, I (n° 93) ; Poètes du XVIe siècle (n° 94) ; |
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1954 | Sainte-Beuve, Port-Royal, II (n° 99) ; G ide, Journal, II (n° 104) ; Pascal, I ; |
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1955 |
Sainte-Beuve, Port-Royal, III (n° 107) ; Montherlant, Théâtre (n° 106) – |
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1956 | Réimpressions : Hugo, Les Misérables ; D ostoïevski, Les Frères Karamazov, II. |