Albert Camus n’appartient pas à la poignée d’auteurs publiés de leur vivant dans la « Pléiade ». Peut-être en aurait-il été autrement sans le funeste accident d’automobile du 4 janvier 1960 qui mit fin brutalement à ses jours. Posthume, la publication de ses oeuvres se fit donc sans recommandation explicite de sa part.
Roger Quilliot, à qui fut confié le soin d’établir la première édition de ses écrits dans la « Pléiade » au lendemain de sa mort (deux volumes, parus en 1962 et 1965), a donc été le premier à essayer de conférer à cette réunion un juste agencement ; mais aujourd’hui, quelque quarante ans plus tard, la publication des deux premiers volumes de la nouvelle édition des Œuvres complètes d’Albert Camus donne lieu à une révision de ce plan initial1.
Car à la question, somme toute assez classique, des critères de classement, chaque époque apporte ses réponses, ses justifications scientifiques. Ainsi Roger Quilliot lui-même s’interrogeait en ces termes dans les années 1960 : « Toute classification tient un peu de l’arbitraire, la politique ne se séparant jamais chez Camus de la réflexion philosophique et morale, de la méditation sur l’art ou de la recherche littéraire. » Aussi avait-il pris soin de respecter la chronologie des publications, tout en opérant une division en deux blocs distincts (correspondant aux deux volumes de son édition) : les œuvres ressortissant à la « fiction » et celles relevant de la « réflexion ». Notre nouvelle édition approfondit le parti pris diachronique : les quatre volumes qui la composeront suivront pleinement la chronologie de parution des œuvres, tous genres confondus, et, à défaut de publication, l’ordre de rédaction des textes (voir la « Note sur la présente édition », I, p. xcix-civ).
Ces questions ne sont pas seulement l’affaire des spécialistes ; de leur résolution découle le sens que l’on prête a posteriori à une œuvre et aux mouvements qui l’ont animée. Elles avaient préoccupé Camus lui-même quand, lecteur, éditeur et directeur de collection à la NRF, il fut confronté à de tels dilemmes. Le document qui suit en offre une belle illustration et prolonge notre propre réflexion sur l’agencement des œuvres de l’écrivain.
Il s’agit d’une lettre d’Albert Camus à son grand ami Michel Gallimard – éditeur, neveu de Gaston Gallimard, le fondateur de la Maison d’édition –, datée d’Alger le 6 décembre 1952. Camus y fait part de son sentiment, au vrai peu enthousiaste, et de ses conseils quant à l’édition, posthume, des Carnets d’Antoine de Saint-Exupéry, préparée par Nelly de Vogüé (alias Pierre Chevrier) et Michel Quesnel. En cette année de commémoration des soixante ans de la parution en France du Petit Prince, cette rencontre inattendue entre deux de nos « classiques contemporains » tombe à point nommé.
Nous reproduisons la lettre d’Albert Camus avec l’aimable autorisation de Mme Catherine Camus. – Tous droits réservés.
« Mon vieux Michel,
Je te renvoie, dûment recommandés, les Carnets de Saint-Ex. Dans l’ensemble, – et ceci strictement entre nous –, ils sont décevants. Je n’ai pas l’impression qu’ils contiennent ce qui était au centre de la pensée ou de la recherche de St-Ex, mais, plutôt, ce qui était à la périphérie de sa méditation. Les vues profondes, ou simplement émouvantes, sont rares. On trouve plutôt une collection de ces “ dadas ”, d’ailleurs fort sérieux parfois, qu’entretient tout grand esprit ? Un peu touche-à-tout, St-Ex. tourne autour, plutôt qu’il n’approfondit, des problèmes de philosophie, de cosmographie et d’économie politique. Par un goût de la précision qui est naturel aux intellectuels, toujours soucieux de n’être pas accusés d’en rester aux idées générales, il entre dans des détails qui, malheureusement, ne sont pas toujours significatifs. Ainsi, dans la partie Économie, les longs commentaires sur les investissements bancaires ont, certes, un intérêt, mais forcément limité pour un lecteur qui attend autre chose de Saint-Ex. De loin en loin, cependant, une poignée de belles formules.
Maintenant, le travail d’édition :
1 – Pour le texte lui-même, je crois qu’il faut encore le revoir. Certains passages sont nettement obscurs et pas toujours, apparemment, de l’obscurité propre à St-Ex. Il faudrait qu’un lecteur qui ne soit pas N. de V. ou son collaborateur, relise attentivement, crayon en main, et souligne tout ce qui lui paraît douteux ou privé de sens. Ensuite, N. de V. contrôlerait sur les carnets.
2 – Pour la présentation, le classement est évidemment arbitraire. Les Cahiers sur la Structure de l’Univers (III) et l’Économie (IV) sont les seuls à avoir une unité et encore l’économie ne peut se séparer de la politique introduite dans le Cahier II,pourtant. Mais, surtout, le I et le II offrent une classification de textes tout à fait désordonnée. Dans le I (Intelligence et Langage) on trouve des quantités de considérations purement morales dont la place serait dans le II (Éthique). Inversement, le II commence par un texte sur Freud alors que beaucoup de notes sur la psychanalyse sont réunies dans le I. Et ce n’est pas le seul exemple.
La vérité est que, sauf dans le cas d’un sujet très spécialisé, comme la Structure de l’Univers, on ne peut distribuer, sous des rubriques précises, les réflexions d’un littérateur. Quand il parle de langage, il parle aussi de morale. En composant des rubriques, on sollicite sa pensée. Ici, la sollicitation est un peu aggravée par des titres intercalaires qui reprennent, en capitales, certaines phrases des carnets, et d’une certaine manière, orientent arbitrairement la lecture. Quelle que soit la solution adoptée, je considère, en tout cas, qu’il serait préférable de supprimer ces titres.
Maintenant, la solution. Vous ferez ce que vous voudrez. Je continue à penser que l’ordre chronologique est le seul qui soit fidèle quand on publie les notes et fragments d’un auteur. Et, personnellement, si
cette aventure m’arrivait, je me lèverais d’entre les morts pour réclamer d’être présenté au long de mon propre temps. Aucun éditeur, même intelligent, même intime de l’auteur, ne peut recomposer ce que l’auteur lui-même n’a pas su composer et qu’il a accepté de confier au temps et à l’évolution de sa pensée ou de son art. Si N. de V. ne veut pas recommencer son travail, alors demandez-lui au moins de fondre les deux premiers cahiers, les deux autres servant d’appendices. Et si elle veut le statu quo, alors paix à Saint-Ex !
Ouf, je t’écrirai une autre fois question coeur. Pour le moment, je vous embrasse tous.
A. C . »
Épilogue
Les Carnets, dont quelques brefs extraits étaient parus en revues en 1952, furent publiés en 1953 par Pierre Chevrier et Michel Quesnel, suivant un classement thématique contraire à la juste recommandation de Camus. Mais une nouvelle édition parut en 1975, donnée par les mêmes éditeurs : l’ordre chronologique du manuscrit (six carnets de 1935 à 1940) était cette fois-ci respecté. Ce parti pris chronologique fut retenu pour le premier tome des Œuvres complètes de l’auteur du Petit Prince, paru en 1994 dans la « Pléiade ».
1. L’exposition actuellement présentée à Aix-en-Provence par la bibliothèque Méjanes, où sont aujourd’hui conservées les archives personnelles d’Albert Camus, retrace l’histoire de ces deux âges de la « Pléiade Camus » – dressant, en outre, un intéressant parallèle avec l’édition des œuvres de Saint-John Perse en Pléiade.