Si nous avons évoqué dans nos précédentes Lettres les fondateurs et les directeurs, les avatars et les réformes successifs de la « Bibliothèque de la Pléiade », la description des entreprises « rivales » fut, reconnaissons-le, plutôt discrète.
Et pourtant, aussi singulière qu'en fût la conception, la collection eut à se frotter à quelques concurrents — tantôt dignes du plus grand intérêt, tantôt pâles imitateurs. Prenons garde : il n'est pas question ici des contrefaçons, dont le bouquineur zélé saura toujours dénicher quelque insolite spécimen... comme cet exemplaire des Œuvres complètes de Montaigne, dans l'édition de Maurice Rat et Albert Thibaudet, couvert d'une toile rouge estampée à chaud et imprimé sur papier d'édition courante — et partant, épais de dix bons centimètres, bien peu fidèle au « bréviaire portatif » décrit par son préfacier. À s'y méprendre ! Mais n'est-ce pas le lot des enseignes prestigieuses que d'être contrefaites ? jusqu'aux liserés rouge et noir sur papier sable de la collection blanche, dont un éditeur suisse anonyme avait fait commerce illicite dans les années quarante, profitant à notre dépens de la pénurie d'œuvres françaises sur l'autre versant du Jura.
La Pléiade vit apparaître nombre d'épigones, de toutes espèces, dans les deux décennies qui ont suivi la Seconde guerre, en ces années (de reconstruction et de croissance) où le livre relié d'édition courante connaissait une vogue toute particulière chez les lecteurs français. On se souvient notamment à la NRF de la série des « reliés de fin d'année », collection de demi-luxe, où étaient parfois réunies en un seul volume illustré les œuvres d'auteurs contemporains. Il ne s'agit certes pas d'une formule éditoriale comparable à celle de la Pléiade ; l'objet diffère, plus proche du livre d'étrennes. Notons simplement que seules quatre années séparent la reliure Bonet des Œuvres complètes de Saint-Exupéry (1950) de la première édition des mêmes textes dans la Pléiade, préfacée par Roger Caillois (1953). D'où cette hypothèse, prudemment avancée, que cette nouvelle formule d'édition ait pu infléchir de quelque manière le « concept » éditorial de la Pléiade, passant sans exuvie de l'élégante collection portative d'œuvres rassemblées à un corpus éditorial de référence, à la légitimité scientifique forte.
Ce retour au livre relié fut également soutenu, dans les années 1950, par la diffusion dans les foyers français des livres de clubs, dont les dos toilés égayaient les bibliothèques familiales de leurs vifs aplats de couleur. Aujourd'hui, ces couvertures ont perdu de leur éclat et nos rayonnages de leur bigarrure ; passées, ces reliures paraissent surannées.
Mais c'est pourtant le Club français du livre, la première et la plus puissante des firmes parisiennes a s'être engagée dans la vente par correspondance d'ouvrages de littérature générale, qui ouvrit la voie à l'édition de classiques suivant une exigence proche de celle de la Pléiade. Il s'agit de la collection « Les Portiques », dont le premier titre, Notre-Dame de Paris, paraît en février 1948 ; suivent l'Odyssée, les Œuvres complètes de Rabelais en deux volumes, Lamiel, Le Rouge et le Noir et Lucien Leuwen... Ces volumes, imprimés sur papier bible et bénéficiant d'une composition typographique très soignée, furent d'abord proposés sous reliure toile ou cuir aux adhérents du Club.
La toile, qui ne différenciait peut-être pas assez, aux yeux des membres, cette collection des autres publications mensuelles du Club, fut abandonnée à partir de juin 1950 pour les Confessions de saint Augustin. Plus de quarre-vingt-dix titres parurent, avec pour chaque texte une préface inédite et quelques notes et variantes. Il y avait sur ce point un désaccord entre Jean-Paul Lhopital, gérant du Club, et Robert Carlier (1910-2002), directeur éditorial — ce dernier cherchant, de son aveu même, à « empiéter sur le terrain de la Pléiade » en favorisant l'enrichissement critique des textes.
Mais, outre le coût d'une telle politique et la question de sa pertinence à l'égard des publics visés, il y avait un risque tactique à pratiquer de la sorte... car le Club, plus rééditeur qu'éditeur, était entièrement dépendant du bon vouloir des éditeurs de la place parisienne, particulièrement méfiants à son égard, seuls en mesure de lui céder des droits de publication de textes contemporains de leur fonds. À ce titre, les relations avec la Librairie Gallimard n'étaient pas des plus faciles. Notons enfin que, parallèlement à cette collection, le Club français, comme d'autres éditeurs traditionnels, avait entrepris d'ambitieux chantiers éditoriaux, parmi lesquels les œuvres complètes de Balzac (1950-1953), à l'établissement desquelles contribuèrent Albert Béguin, Gaetan Picon et Jean A. Ducourneau, puis, du temps de Claude Grégory, l'œuvre complète bilingue de Shakespeare (1954-1962), sous la direction de Henry Evans et Pierre Leyris, en liaison avec le centre shakespearien de New Cambridge (alors que la Pléiade Shakespeare datait, elle, de 1938).
Mais laissons-là le Club français du livre ; et suivons plutôt son premier directeur littéraire, Robert Carlier, appelé en 1952 par une nouvelle société, le Club du meilleur livre, domiciliée rue de Grenelle à Paris.
Gérant et directeur éditorial, il y poursuivit l'effort engagé, notamment en terme de réédition de classiques.
De fait, outre la publication d'œuvres littéraires contemporaines (pour lesquelles le seul enrichissement relevait de l'audace graphique des maquettes de couvertures), il avait la main libre pour quelques volumes d'exception, objet d'un travail éditorial plus abouti : « Vous avez le droit, lui avaient dit ses commanditaires, à trois maîtresses par an » ! (Maîtresses de papier, s'entend.) Muni d'un tel ordre de mission, Robert Carlier créa « Le Nombre d'or », dont la direction fut confiée au directeur littéraire du Mercure de France, Samuel Sylvestre de Sacy. Là encore, l'entreprise pouvait constituer une concurrence nouvelle pour la Bibliothèque de la Pléiade ; pour preuve, les mots mêmes de Jacques Borel, dans son édition Pléiade des Œuvres poétiques de Verlaine (1961) qui faisait suite à celle du Club (1959-1960) : « Aussi, en ce qui concerne Verlaine, convient-il de recourir sans cesse à la fois au manuscrit et à l'édition originale. C'est, finalement, le texte de celle-ci qui, dans la majorité des cas, est de loin le plus correct ; c'est celui que nous avons pris pour base, suivant l'exemple qui nous fut donné par Henri de Bouillane de Lacoste dans l'édition des Œuvres complètes de Verlaine entreprise par lui au Club du meilleur livre et continuée par nous-même. »
On pourrait de la même manière citer la préface de Claude Pichois à la seconde édition Pléiade des Œuvres de Baudelaire (1961), qui revient sur les principes d'établissement des œuvres du poète dans les volumes du Nombre d'or. Reste que la collection, de très bonne tenue, ne comprit que cinq titres (soir neuf épais volumes reliés pleine peau, imprimés sur papier bible) : les Œuvres complètes de Molière en trois tomes confiées à René Bray et Jacques Scherer (1954, 1955 et 1956), celles de Baudelaire en deux tomes, établies par Claude Pichois avec des études d'Yves Bonnefoy, Roland Barthes, Pierre Jean Jouve et al. (1955), celles, susdites, de Verlaine en deux tomes établies par H. de Bouillane de Lacoste et J. Borel, Notre ami commun de Dickens (1954) et La Guerre et la Paix de Tolstoï (1956). Dans le « Baudelaire » comme dans le « Verlaine », on retrouve le même parti pris de donner les textes des écrivains dans leur ordre chronologique, afin notamment de redistribuer les œuvres artificiellement réunies en recueil ; voie suivie dans l'édition Pléiade de Verlaine, mais non dans celle de Baudelaire. Le dernier volume du Nombre d'or sortit des presses alors que le Club lui-même faisait paraître ses dernières sélections, non plus seulement sur catalogue mais désormais aussi en librairie. Évolution qui devait constituer une menace plus directe pour la Pléiade. On le comprit vite dans les couloirs de la NRF et des Messageries Hachette... Car, point de détail que la précipitation nous avait fait omettre : les commanditaires du Club du meilleur livre — et donc les propriétaires des beaux volumes reliés du « Nombre d'or » — n'étaient autres que... les maisons Gallimard et Hachette, éditeur et distributeur comme on le sait de la Pléiade ! Un comble ! Qui, à en croire Robert Carlier, décida en partie du sort réservé à cette collection.
Épilogue. — En 1961, Robert Carlier intégrait les équipes éditoriales de la NRF, où lui furent confiés le « Livre de poche classique », alors « hébergé » par Gallimard, puis « Poésie/Gallimard ». On ne le compta pas parmi les directeurs de la Pléiade, mais il porta son empreinte sur la collection en travaillant avec Saint- John Perse à l'établissement de ses Œuvres complètes (1972).