C’est Jean Mermoz qui, le premier, en avril 1928, vola de nuit, de Rio à Buenos Aires, pour le compte de la Compagnie générale aéropostale dont Didier Daurat était le directeur d’exploitation. On le traita de fou. Mais il s’agissait de faire de l’Aéropostale le moyen de transport du courrier le plus sûr et le plus rapide.
Daurat en témoigne, le rendement des lignes d’Amérique du Sud dépassa toutes les prévisions. Plusieurs pilotes furent affectés auprès de Mermoz. L’un d’eux, Antoine de Saint-Exupéry, se vit confier la direction de l’Aeroposta argentina, filiale de l’Aéropostale. Il inaugura la ligne de Patagonie, de Comodoro Rivadavia à Punta Arenas, effectua en 1929 et 1930 de nombreux vols de reconnaissance et organisa plusieurs bases aériennes. Visites de ces bases, vérification des appareils, travaux administratifs… l’ouvrage ne manquait pas. Saint-Exupéry, cependant, trouva encore le temps d’écrire. Un jour, il fut rejoint par son patron à Comodoro Rivadavia. «C’est là, indique Daurat, qu’il me lut un soir, après avoir un peu hésité, le manuscrit d’un livre qu’il venait d’écrire et qu’il avait appelé Vol de nuit.»
Ce manuscrit a été conservé. C’est un ensemble de feuillets blancs aux formats variés, de pages écrites sur le papier de la Société générale de transports maritimes à vapeur et de feuillets à l’en-tête d’hôtels ou de bars, qui permettent de suivre les pérégrinations du pilote-écrivain, du Pancho’s Bar de Buenos Aires à l’Itajubé Hotel de Rio de Janeiro, du Paraguay à Toulouse, à Nice et à Paris, où il descend au Pont-Royal, hôtel proche des Éditions Gallimard, lesquelles ont publié son premier livre, Courrier Sud, en 1929. L’écriture de Saint-Ex est souvent petite, parfois de lecture délicate. Les remaniements sont nombreux, et plusieurs campagnes de rédaction sont identifiables.
D’autres sources aident à retracer la genèse du récit, comme cette lettre de l’auteur à sa mère, datée de janvier 1930 et dans laquelle il recopie ce qu’il appelle «le début» de son texte : «Nous rêvions dans le vestibule quand tombait la nuit. Nous guettions le passage des lampes : on les portait comme une charge de fleurs et chacune remuait au mur des ombres belles comme des palmes.» Saint-Ex n’a pas gardé ces lignes, qui relataient un souvenir d’enfance : le livre publié s’ouvre sur une scène de vol « dans l’or du soir ». Mais les phrases retranchées donnent en quelque sorte la clef du livre, que l’auteur confie à sa mère : « Maintenant, j’écris un livre sur le vol de nuit. Mais dans son sens intime, c’est un livre sur la nuit. »
En février 1931, Saint-Ex est en France. En mars, à la suite de la démission de Daurat, il décide de ne pas regagner l’Argentine. Il s’entretient avec André Gide qui évoque leur rencontre dans son Journal, à la date du 31 mars : «Grand plaisir à revoir Saint-Exupéry à Agay […] ; il a rapporté de l’Argentine un nouveau livre et une fiancée. Lu l’un, vu l’autre. L’ai beaucoup félicité ; mais du livre surtout ; je souhaite que la fiancée soit aussi satisfaisante.»
Gide convertit bientôt ses félicitations en une préface dans laquelle il vante l’«exceptionnelle importance» de l’ouvrage. Vol de nuit, dédié «à M. Didier Daurat», paraît en octobre, avec succès. Le 4 décembre, les dames du Femina lui décernent leur prix. Saint-Ex apprend la nouvelle à Cap Juby, dans le sud du Maroc : il assure alors le tronçon Casablanca - Port-Étienne de la ligne d’Amérique du Sud de l’Aéropostale. Avant de songer aux réjouissances, il faut acheminer le courrier. Quand il arrive à Toulouse, après quelque vingt-quatre heures de vol, il est si épuisé qu’on le reconnaît à peine. Les choses s’arrangent à Paris, à l’hôtel Lutetia, où un bain, une coupe de cheveux et une chemise neuve le mettent en situation d’affronter, après les «forteresses de nuages» de la nuit patagonienne, la non moins redoutable lumière des salons parisiens.