Parution le 26 Septembre 2024
1328 pages, Prix de lancement 69.00 € jusqu'au 31 12 2024
Le 19 juillet est un dimanche. La Dépêche de Rouen et de Normandie, qui a été créée le 1er du mois, fait paraître son numéro 19; il se vend 5 centimes.
En «rez-de-chaussée», un feuilleton, L’Or et le Callaïs, épisodes de paix et de guerre aux temps celtiques, par Camille Pert, pseudonyme qui dissimule Mme Rougeul, née Louise-Hortense Grille, et futur auteur de Lucie, jolie fille. Dans cette livraison, le druide Édructère explique à la belle Adéa comment il convient de traiter le commun des mortels, «cette foule, que nous voulons ignorante et grossière, parce que la science deviendrait néfaste, connue et interprétée par son âme inférieure, il lui faut pour la maîtriser, et nous la soumettre, les superstitions et les mômeries, le culte et la figuration extérieure qui l’étonnent…»
L’anticléricalisme de la Dépêche, journal radical, ne s’exprime pas seulement sous forme de fables celtiques. L’article du rédacteur en chef, Léon Dubochet, vise ce jour-là «Le Bloc noir», autrement dit «tout ce que les sacristies et les chapelles congréganistes [ont] pu mobiliser en vue de la lutte contre la République». Un autre article de première page rappelle que vient d’être promulguée la loi relative à la compétence du tribunal qui a ordonné la liquidation des biens des congrégations. Nous sommes sous le règne d’Émile Combes, président du Conseil et ministre de l’Intérieur et des Cultes.
C’est dans ce contexte, en première page, à droite du «Bloc noir» et à gauche d’un article préconisant la suppression du baccalauréat, que paraît une chronique intitulée «Propos du dimanche». C’est la première apparition de ce titre dans la Dépêche. Pas de surprise: l’auteur attaque le sabre et le goupillon, les militaires — «la plupart des hommes en face du danger se cacheraient et s’enfuiraient, s’ils n’étaient gênés par un hausse-col et préoccupés de l’équilibre de leur shako» — et l’Église catholique, en l’occurrence les cardinaux, «un monde de politiciens et de marchands». En conclusion, la satire s’efface devant un idéalisme que l’Histoire se chargera de doucher: «à mesure qu’on instruit les hommes, ils ne se battront plus que s’ils jugent impossible de faire autrement. C’est pourquoi les guerres se feront de plus en plus rares.» Le chroniqueur signe d’un simple prénom: alain.
Ce pseudonyme est alors inconnu, encore qu’il ait déjà servi: le même auteur l’a utilisé à partir de 1900 pour signer ses chroniques de La Dépêche de Lorient. Depuis le début de 1903, Alain — Émile Chartier — est professeur de philosophie à Paris, au lycée Condorcet. En ce mois de juillet, il vient donc d’accepter de collaborer à la jeune Dépêche de Rouen. Le journal est pauvre; Alain ne sera pas payé, ce qui lui permettra de refuser toutes les tentatives de censure que sa liberté de ton ne manquera pas de provoquer. Bénévole, il n’en est pas moins fidèle: jusqu’en février 1906, il publie cent trente-quatre chroniques dans la Dépêche. Chaque texte occupe environ deux colonnes. Les «Propos du dimanche», qui deviendront «Propos du lundi» à partir du 24 avril 1905, parleront surtout de politique, d’économie, d’éducation.
Ces cent trente-quatre premiers «Propos», Alain n’en est pas très fier: «Ne cherchez pas ces articles; ils sont nuls. Je n’en étais pas le moins étonné. Cet article hebdomadaire empoisonnait toute ma semaine; je cherchais deux ou trois idées; je rédigeais en une forme convenable; tout était plat. Qu’y faire? C’était encore mieux que rien» (Histoire de mes pensées). Jugement sévère en apparence, en fait assez lucide.
Le 12 février 1906, la Dépêche ne publiera pas de «Propos du lundi». Prétexte invoqué: «une indisposition de notre collaborateur Alain». Une indisposition? En réalité, la préhistoire des «Propos» a pris fin. Il se prépare quelque chose de nouveau.
Le vendredi 16 février 1906 paraîtra en première page de la Dépêche le premier «Propos d’un Normand» — le premier d’une série qui comptera plus de trois mille articles. Trente lignes, et d’une seule coulée. Nouvelle forme, nouvelle périodicité — désormais les «Propos» seront quotidiens —, nouvelle ambition, qu’Alain définira lui-même: «relever l’entrefilet au niveau de la métaphysique.»