« La neige embellit ce qu’elle touche, révèle à l’œil ce qui suffit. Elle tombe sur les villes, les villes sont belles. Elle redessine le réel, rectifie le monde, selon l’expression alchimique. Magique, elle emplit les vides de substance invisible, annule l’imperfection, conserve le saillant. La blancheur pardonne. Elle masque l’inutile, taille à l’essentiel. J’étais parti chercher une dissolution de moi-même, par l’effort, dans des formes abolies. La traversée blanche serait ma définition du voyage absolu, une flottaison dans une idée de paysage. »
Un texte sous le signe du Blanc, avec une majuscule…
C’est évidemment la couleur de la neige, cet écosystème dans lequel j’ai passé ces quatre années, par fractions. Pour moi c’est plus qu’une couleur : une substance, et plus qu’une substance : un état. Comme s’il y avait une blancheur intérieure, composée à la fois d’un oubli de soi et, pour de simples raisons de survie, d’une grande attention au monde, dans une alternance permanente entre l’aguet et le repli intérieur. Cette blancheur spirituelle se double d’un sentiment de dissolution totale du temps et de dilatation de l’espace. En une journée, on parcourt au mieux douze kilomètres, il faut parfois deux, trois heures d’efforts acharnés pour grimper trois cents mètres de pente raide et glacée. Le contraste est absolu avec notre rapport moderne à l’espace, rapide à l’excès.
Cette randonnée s’est déroulée sur quatre ans, en équipe de deux ou trois, parfois quatre. Peut-on encore parler de solitude ?
En effet, j’ai effectué cette traversée entre 2018 et 2021, avec mon ami Daniel du Lac, guide de haute montagne, à raison de trois à six semaines de marche chaque année, et ce n’était pas une aventure en solitaire. Mais la solitude est un sentiment relatif. Nous étions dans les endroits les plus sauvages d’Europe, parce qu’aujourd’hui en Europe pour être seul il faut monter : l’altitude est une clé pour le bonheur. D’un autre côté, on n’est pas seul quand on est trois, on forme une communauté, la communauté de la trace.
Dans cette solitude et ce dépouillement, la lecture continue à tenir une grande place…
Oui, sous forme de poésie uniquement. Quand on doit transporter sur le dos tout ce qu’on possède dans la limite de dix kilos, chaque gramme compte, les romans sont proscrits. Mais la poésie est une lecture formidable, inépuisable puisque le poème se relit à l’infini. Une petite anthologie très légère suffit à nourrir profondément. D’autre part, même dans les refuges non gardés et les cabanes, on trouve des livres, on fait des rencontres incroyables : saint Augustin en Haute-Savoie, L’homme foudroyé de Cendrars dans le Queyras, Proust en Ubaye… La littérature est partout, parce qu’elle est l’autre plan du monde.
Cette dissolution dans le blanc serait-elle aussi une dissolution de l’esprit ?
Il y a en effet une dissolution, mais non une dissolution du monde dans le blanc : il s’agit en fait d’une dissolution de soi. L’effort physique est tellement intense, le paysage est tellement uni, absolu, mental, matriciel, élémentaire en fait, qu’il n’y a pas de place pour les regrets, les remords, les angoisses et les ambitions. Les considérations négatives sur le passé, l’anxiété de l’avenir, tout cela n’existe plus. Tout se résume à un pas après l’autre dans un environnement qui semble lui-même ne pas exister, parce que le blanc, c’est aussi l’anesthésie des sens. L’œil n’est plus attiré, les odeurs s’annulent, les sons s’atténuent, le toucher est sans objet. Cela devient un voyage très intellectuel, très cérébral. On devient une espèce de cortex en mouvement, c’est étonnant !
Chaque étape de la traversée a-t-elle été identique à la précédente ?
Parfaitement ! Qu’on soit en Slovénie à trois mille mètres d’altitude ou à quatre mille mètres dans les Alpes de Haute-Savoie, dans le Haut-Adige, dans l’Engadine suisse ou dans le Tessin italien, c’est la même patrie, c’est un empire. L’empire du blanc, du vide, de l’altitude. C’est un système, le système blanc. Paul Morand avait intitulé ses réflexions sur le voyage « Rien que la terre », là c’est « rien que le blanc ». Rien d’autre.
Écrivain, Sylvain Tesson est né en 1972. Après des études de géographie et un tour du monde à vélo, il se partage entre les voyages au long cours et sa passion pour la littérature.
Entretien réalisé avec Sylvain Tesson à l’occasion de la parution de Blanc.
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