Parution le 7 Novembre 2024
1632 pages, ill., Prix de lancement 72.00 € jusqu'au 31 12 2024
Les œuvres posthumes, déjà évoquées ici1, sont souvent inachevées. Milan Kundera pense même qu’elles le sont toujours, par définition. Il dit en effet, dans Les Testaments trahis, qu’aucun inédit ne peut être tenu pour achevé, puisque c’est seulement quand il a la perspective de publier un texte que l’auteur y met « la dernière touche ». La publication serait donc à la fois la cause et la condition de l’achèvement de l’œuvre. Troublante idée, si l’on songe à Segalen, dont l’œuvre est majoritairement posthume et qui est un virtuose de l’inachèvement.
Christian Doumet, qui a dirigé l’édition de ses Œuvres, observe que Segalen n’a publié que trois (grands) livres de son vivant et qu’il a légué à ses futurs éditeurs des milliers de feuillets manuscrits dans lesquels se mêlent des projets avancés, des textes préparatoires ou documentaires, des notes, et des « notes de régie » qui sont les remarques que l’auteur se fait à lui-même et qui étaient censées guider, dans un avenir finalement non advenu, la mise au point des œuvres en gestation.
La première conséquence de cet état de fait, c’est la difficulté de dessiner les frontières de l’œuvre : telle esquisse d’un ouvrage non écrit, tel ensemble de fragments non assemblés font-ils œuvre ? Ce qui fait l’œuvre, n’est-ce pas — quand l’auteur n’est plus là pour décider, et avant l’entrée en piste du lecteur — l’action de l’éditeur chargé d’en établir le texte ? Les modalités de cette action sont rarement anodines, mais les enjeux de l’édition d’un texte inachevé sont particulièrement élevés.
Un ouvrage inachevé est une œuvre en puissance, encore mobile, non bornée, parfois sans début ni fin : un champ de possibles. L’édition, elle, fixe le texte. L’éditeur accomplit, sans l’aide de l’écrivain (encore que l’on fasse quelquefois parler les morts), un travail qui, en règle générale, relève strictement des prérogatives de l’auteur. Achève-t-il l’œuvre ? Certes pas, mais pour en assurer la lisibilité il lui donne fréquemment, en choisissant, transcrivant et classant ses composantes, les apparences de l’achèvement. Au risque de nous faire prendre des vessies pour des lanternes.
Même en présence d’une œuvre presque aboutie, les décisions à prendre sont délicates. Retenir un manuscrit plutôt qu’un autre, séparer ou non le texte des commentaires que l’auteur formule pour lui-même, choisir une correction plutôt que la version initiale ou (pour des raisons toujours excellentes) faire l’inverse… autant d’interventions qui, sans modifier lourdement l’aspect et la teneur de l’œuvre, exigent prudence et méthode. Il suffit de consulter la « Note sur le texte » de René Leys, par exemple, pour en être convaincu.
Mais René Leys est une œuvre avancée, en grande partie maîtrisée par Segalen. On n’en dira pas autant de l’Essai sur l’exotisme. Quand elle en a lu le manuscrit, la fille de l’écrivain, Annie Joly-Segalen, qui joua un rôle décisif dans l’édition des écrits de son père, nota pour elle-même : « Rien ne semble publiable mais tout y est d’une grande qualité. » On ne saurait mieux dire. Cet essai,
ou essai d’essai, est central dans la pensée et dans l’œuvre de Segalen, qui y a travaillé entre 1904 et 1918. Composé de papiers aux origines variées, le manuscrit contient des textes rédigés et des notes, et il conserve la trace de plusieurs campagnes de relecture et celle du dialogue que l’auteur a entretenu avec lui-même au fil des années. Avec cela, pas de plan assuré, une problématique incertaine, un titre instable : c’est moins un manuscrit qu’un chantier. Qu’en faire si, animé du désir de sauver de la poussière un projet majeur, on souhaite publier l’impubliable ?
Faire paraître des extraits fut en 1955 une solution apéritive. Puis vint, en 1978, une édition plus complète, mais qui écarte pourtant des feuillets impossibles à dater, élimine des séquences dont le lien avec la complexe notion d’« exotisme » ne saute pas aux yeux et reclasse les feuillets retenus dans des sections chronologiques. Le livre est lisible, ce qui n’est pas rien. Cela étant, que reste-t-il du projet ?
L’édition proposée par la Pléiade est conçue différemment. Publier un écrit très inachevé, c’est souvent, et paradoxalement, renoncer. Renoncer à achever, à reconstituer, à élaborer un livre « fictif » à partir d’un essai demeuré virtuel. René Leys nécessite des finitions. L’Essai sur l’exotisme, lui, ne peut être extrait des matériaux qui auraient dû lui donner naissance. Sa seule chance d’existence réside dans la publication intégrale de ces matériaux, selon un protocole clarifiant mais respectueux — le tout dans un ordre, celui du manuscrit, dont nous ne savons pas ce qu’il vaut (il n’est pas certain qu’il soit entièrement dû à Segalen), mais qui vaut mieux que celui que nous pourrions imaginer un siècle après l’abandon du projet. L’Essai sur l’exotisme de la Pléiade se confond donc avec la transcription du dossier de l’Essai. On aurait pu l’intituler Préparation de l’Essai sur l’exotisme, ou Dossier «Exotisme».
Mais ce type de titre a été réservé au recueil habituellement intitulé Imaginaires, et dont l’inachèvement (compliquons un peu) est double, ou triple. Inachèvement du recueil, Segalen ayant hésité sur sa composition et établi, entre 1909 et 1916, plusieurs plans incompatibles. Inachèvement des composantes du recueil, puisque tous les textes censés y prendre place n’ont pas été écrits et que ceux qui ont été écrits n’ont pas tous été mis au point. Inachèvement, peut-être, du projet : ce qui est d’abord conçu par Segalen comme un recueil de contes, puis de nouvelles, finit par abandonner toute identité générique.
Le recueil Imaginaires n’existe donc pas. Existe un Dossier «Imaginaires». La Pléiade y publie les plans conservés et tous les textes mentionnés dans l’un au moins de ces plans, y compris ceux dont on ne connaît qu’une esquisse. Soyons clairs : ce n’est pas à cela qu’aurait abouti Segalen, s’il avait été homme à aboutir plus souvent. Mais le Dossier «Imaginaires» présente le double intérêt de donner à lire les splendides épaves d’un projet important et à connaître l’évolution de ce projet jusqu’à son abandon.
On peut voir dans cette démarche un pis-aller. Mais on peut aussi être sensible au charme puissant des ouvrages ainsi édités. Une fenêtre s’ouvre sur une œuvre du passé considérée au moment même où elle s’écrit. Elle révèle ce qui d’ordinaire demeure caché : le parcours qui conduit du projet à l’œuvre, même si le port n’est pas atteint, même s’il est chimérique. Dans la Pléiade, les Œuvres de Victor Segalen sont en mouvement.
1. Voir « Les Œuvres posthumes : quand, pourquoi, comment ? », La Lettre de la Pléiade, 63, février-mai 2018 ; et pour un exposé plus développé : Hugues Pradier, « Comment continuer à grandir un peu une fois mort », dans D’outre-tombe : vie et destin des œuvres posthumes, actes du Colloque organisé à l’université de Rouen Normandie en juin 2018, dir. A. d’Avout et A. Pepino, Publications numériques du CEREdI, 2020 (disponible en ligne).