Parution le 7 Novembre 2024
1584 pages, ill., Prix de lancement 72.00 € jusqu'au 31 12 2024
Dans sa « Note sur la traduction », Philippe Jaworski évoque quelques-unes des difficultés auxquelles il a été confronté et les solutions qu’il a imaginées pour relever le défi permanent que lui lançait le texte. Nous publions ici de larges extraits de cette « Note ».
Quand Jean Giono découvrait Moby-Dick au milieu des années 1930 et décidait de le traduire, en collaboration avec Lucien Jacques et Joan Smith, la stature de Melville était encore mal appréciée des deux côtés de l’Atlantique. Cette traduction publiée à la NRF. en 1941 assura à l’écrivain américain, de manière décisive en France, le statut de grand auteur étranger. Au cours des décennies suivantes, d’autres traductions de Moby-Dick, ainsi que du reste de l’oeuvre de fi ction, confortèrent ce statut. Désormais « classique », le roman de Melville peut – et pour le critique et le traducteur, doit – être saisi dans sa totalité et sa complexité, comme tel roman de Balzac ou de Dickens.
Moby-Dick a pu longtemps se résumer à l’histoire d’une vengeance ou d’une folie. Sans doute la chasse furieuse d’Achab restet- elle pour beaucoup le coeur du roman; mais le texte de Melville n’est pas réductible à cette seule tragédie. La trame documentaire du roman (l’ensemble des chapitres techniques et zoologiques consacrés à la baleine) constitue une seconde intrigue dans laquelle Ismaël, le narrateur, s’effaçant comme personnage actif, envahit le texte comme conscience et se lance dans une traque intellectuelle ou spéculative – contrepoint à celle d’Achab –,coulisses qui vise la connaissance et la représentation du cachalot.
Cette partie non romanesque est donc essentielle. Elle appartient à la littérature de Melville au même titre que le reste du livre : le romancier y est tout autant artisan du langage, soucieux de vérité expressive, que dans les portraits de ses personnages, ou dans le récit des événements les mettant en scène. Pour le traducteur, elle est donc justiciable des mêmes exigences. Ce tableau de la pêche baleinière américaine telle qu’elle se pratiquait au XIXe siècle, complété de savants chapitres sur l’histoire naturelle du cétacé, est le plus vaste et le plus précis jamais brossé dans une oeuvre de fiction. Toutes ces descriptions et ces développements historiques, techniques, scientifiques, portent à chaque page les marques d’un monde ancien, voire, pour ce qui touche à la technique de la pêche, en grande partie disparu. Comment espérer rendre en traduction, dans sa consistance, son relief, ses couleurs, cet univers de travail que Melville décrit et célèbre avec la précision du marin qui connaît la valeur du moindre outil, du geste le plus anodin, sinon par une recherche quasi archéologique du mot exact, tel qu’on l’employait au temps de la marine à voile ?
Melville se montre, sur son sujet, éminemment savant, et la masse d’informations qu’il exploite provient de sources documentaires de qualité variable : des études scientifiques et des récits de première main, des articles d’encyclopédies populaires. Aucun ouvrage publié en France au XIXe siècle ne couvre un tel champ. Le traducteur est donc obligé de consulter des documents de nature diverse : des études historiques sur la pêche, des descriptions de naturalistes, quelques pages de romans (Dumas, Michelet, Jules Verne). Bien des difficultés lexicales trouvent leur solution dans les récits de pêche de marins français. Ceux qui ont été rédigés par les chirurgiens de bord sont souvent riches d’informations destinées au terrien supposé ignorant et incrédule – tel est le cas, par exemple, du « journal de bord » (1852-1856) de Charles Frouin, chirurgien du baleinier l’Espadon, ou du « Journal d’un baleinier » (1863) du docteur Louis Thiercelin. Ces récits fournissent les termes techniques nécessaires, et s’avèrent être de précieux dictionnaires donnant accès au vocabulaire des hommes d’équipage.
Beaucoup de ces termes, d’origine anglaise, sont le résultat d’une francisation sommaire. Certains auteurs avaient déjà noté, sans toujours s’étonner du prodige linguistique, que, dans notre langue, la baleine à l’agonie «fleurit». En anglais le mot est flurry : she is in her flurry, dit-on de l’animal secoué des ultimes soubresauts. On sait sans doute moins que, par un procédé de décalque semblable, les bandes de lard découpées de la baleine pour la fonte, blanket-piece et horse-piece, sont candidement devenues « blankpisse » et « auspisse ». Ce sont les mots de ce jargon de métier, dont l’usage et la circulation ont été, pour beaucoup d’entre eux, limités au monde des équipages des navires baleiniers, que Melville va chercher pour raconter les scènes de sa geste, depuis la mise à la mer des pirogues (le nom usuel des baleinières) jusqu’à l’arrimage des barriques d’huile dans la cale, en passant par la poursuite et le harponnage des cétacés, leur remorquage jusqu’au flanc du navire, leur dépeçage (on disait plutôt « dépècement »), et la fonte du gras dans les cuves du fourneau.
Sans pouvoir prétendre à l’exhaustivité, nous nous sommes en outre efforcé de respecter les usages linguistiques de l’époque, au risque, presque inévitable, de paraître verser dans l’archaïsme. On ne connaissait pas de «rames» dans les canots et les baleinières au xixe siècle, mais des « avirons », ni des « rameurs », mais des « canotiers » ou des « nageurs ». Les chasseurs ne parlent pas du « jet » de la baleine, mais de son « souffle ». Le steward anglais ou américain figure, sur les rôles d’équipage des navires français, sous le titre de « maître d’hôtel » (ou de « mousse de chambre »).
Le narrateur imaginé par Melville nous livre la chronique de la campagne de pêche du Pequod avec une rigueur toute scientifi que, fruit de son vécu de marin et d’un vaste savoir livresque sur les cétacés et leurs chasseurs. Mais il sait aussi se faire poète de la traque obsédante de son capitaine. Derrière Ismaël, ses rôles, ses postures, ses expériences, il y a, bien sûr, Melville. En 1850, l’écrivain est maître de son art, et prêt à traiter un sujet grandiose dans un livre grandiose. L’importance de la trame documentaire, que nous avons d’abord évoquée, ne saurait faire oublier que Moby-Dick est, dans tous les sens du terme, et jusqu’à la plus extrême sophistication, un livre d’écrivain. L’histoire d’Achab menant son équipage aux confi ns du globe pour assouvir sa vengeance n’aurait pas pris place parmi les grands récits héroïques de notre imaginaire collectif, si elle n’avait été racontée dans une prose d’une vitalité exceptionnelle.
C’est dans ses phrases longues qu’on saisira le mieux la singularité de l’écriture de Melville. L’énergie qui les pousse en avant, de manière souvent imprévisible, n’a guère souci des accidents, incises, reprises ou ruptures de construction. Leonard Woolf avait fulminé de terribles critiques contre la langue de Melville dans Moby-Dick, qu’il appelait « l’anglais le plus exécrable qui soit », se plaignant surtout du « style répétitif de cet informe torrent de phrases interminables ». Les phrases complexes à la syntaxe rocailleuse, entrecoupée de nombreux points-virgules, se rencontrent particulièrement dans les moments d’intense spéculation ou de débat intellectuel du narrateur avec lui-même ou avec son lecteur. Les plus remarquables, peut-être, sont celles qui présentent une cascade de propositions de concession s’achevant sur une principale (bien que… et bien que… et que… cependant…).
On suit, dans cette structure d’énoncé qui déroule une kyrielle de réserves ou d’objections avant de parvenir à une assertion (elle-même souvent modulée par une ultime restriction), les sinuosités d’une pensée qui se construit pas à pas. Il nous a semblé indispensable de préserver ces périodes en français sans les segmenter. D’aucuns pourront les juger disgracieuses, avec leur charpente rhétorique voyante ou malhabile ; il faut pourtant faire sentir que l’écrivain cherche des révélations de sens, plutôt qu’il n’expose, selon une construction impeccable, une idée ou une argumentation préalablement conçue.
Parmi les difficultés les plus redoutables que rencontre le traducteur, on mentionnera l’emploi que fait Melville de l’anglais de Shakespeare et de Milton. Il est impossible de rendre les accents de la poésie et du théâtre des XVIe et XVIIe siècles anglais dans notre langue, où rôdent les fantômes de l’alexandrin de Corneille et du vers fluide de La Fontaine. Pour ce qui est des tirades d’Achab, le traducteur, faute de pouvoir trouver des équivalents acceptables de la prosodie de l’âge élisabéthain, peut tenter cependant de mettre dans la bouche du héros tragique « une langue altière, nerveuse, hardie ». Le contraste nous semble devoir être fortement marqué entre la fl uidité et les ondoiements de la prose descriptive et spéculative d’Ismaël, et le style déclamatoire d’Achab. Le capitaine du Pequod, chasseur et guerrier, est un acteur qui joue, et se sait jouer, le rôle d’Achab ; il le récite avec emphase, tranchant, noblesse, poésie et autorité, grandiloquence aussi.
On ôterait beaucoup de la dignité dramatique du personnage en renonçant à ouvrager la langue de ses monologues, comme le fait Melville : « Je laisse un blanc et trouble sillage; des eaux pâles, des joues plus pâles encore, partout sur mon passage. […] Le soleil, ce lent plongeur depuis midi, descend ; mon âme s’élève ! Elle est lasse de gravir sa pente interminable. Serait-elle trop lourde, la couronne qui ceint ma tête, la couronne de fer de Lombardie ? Elle scintille pourtant de mainte gemme. Je ne vois pas, moi qui la porte, les feux qu’elle jette au loin, mais sens obscurément qu’elle éblouit jusqu’à l’aveuglement. »
Rien, chez Achab, n’appelle le ton bourru du loup de mer que d’aucuns ont cru devoir adopter en traduction. Achab, dans les dialogues, peut être brutal; il n’est jamais grossier, et surtout pas ordurier.
Des passages de pure comédie viennent souvent faire contrepoint à la tragédie d’Achab. Moby-Dick est, avec les Aventures de Huckleberry Finn (1884) de Mark Twain, le plus grand roman comique américain du XIXe siècle. Cette dimension du livre a pourtant été souvent négligée par les traducteurs précédents. Melville exploite à peu près toutes les formes du genre, de l’humour le plus fin à la farce la plus facile – comme Rabelais dont il était un lecteur gourmand. Melville peut même être joyeusement grivois voire obscène.
L’effet comique lié à une déformation du signifiant implique toujours, pour le traducteur, une prise de risque, pour peu que celui-ci tente de le traduire, plutôt que d’en expliquer le mécanisme dans une note. Au chapitre XVIII, Ismaël présente au capitaine Peleg, armateur du Pequod, son ami Quiqueg (Queequeg dans l’original), espérant le faire engager comme harponneur. Peleg, quaker bon teint de Nantucket, ne parvient pas à répéter correctement le nom du sauvage.
Peut-être veut-il éviter d’avoir à prononcer un nom païen, peut-être ne l’a-t-il pas bien compris. Quoi qu’il en soit, il lui substitue un mot vaguement ressemblant, quohog, qui désigne en Nouvelle-Angleterre une grosse palourde, et glisse ensuite à un autre mot proche par le son du premier, hedgehog (« hérisson »). Partant d’une forme francisée du nom polynésien, Quiqueg, nous avons exploité quelques-uns des mots où se retrouve le couple de consonnes c / q ou q / c. Si les repères familiers de l’armateur ont disparu en français, les substituts du nom du sauvage qui viennent maintenant sur ses lèvres révèlent d’autres facettes du personnage : « Allons… dites à votre Qui… Quiconque… Quelconque ? comment l’appelez-vous ?… Dites-ce à ce Quiconque d’approcher. Par la grande ancre, quel harpon il porte ! […] Il nous faut absolument ce Quinconce… je veux dire Quiconque… dans l’une de nos pirogues. »
La capacité d’invention linguistique de Melville, et, plus généralement, l’éclectisme des discours et des rhétoriques, porté à une sorte de paroxysme par l’ambition épique et parodique du romancier, permet d’affirmer qu’il n’y a pas un style de Melville dans Moby-Dick, mais des styles. On aura compris que l’établissement de la version française d’un tel texte constitue un défi de chaque instant pour le traducteur.
Philippe Jaworski.