Ils ne sont pas faits pour être lus, mais plutôt consultés. Certains amateurs s’en délectent pourtant et ne conçoivent pas de meilleur moyen d’entrer dans une œuvre. Il reste que, pour la plupart des lecteurs, les index sont de simples outils. On s’en sert plus qu’on n’en parle. Mais justement, parlons-en.
Yves Coirault n’était pas grand. Il n’était pas épais non plus. La valise, elle, était haute, large, d’un rouge brique, visiblement lourde. Il l’a portée jusqu’aux bureaux de la Pléiade. On a fait cercle. Il l’a ouverte. Elle contenait quelques feuilles volantes — trois ou quatre, pas plus — et des fiches cartonnées, par milliers : l’index des Mémoires de Saint-Simon.
Les feuilles volantes, dactylographiées à l’aide d’une machine hors d’âge, constituaient le mode d’emploi de l’index. Quant aux fiches, d’un bleu grisâtre, c’étaient celles que, depuis des mois, la Pléiade fournissait à Yves Coirault, qui en réclamait toujours plus. Elles étaient donc de retour, revêtues d’une écriture arachnéenne mais lisible. Détail inquiétant : elles n’étaient pas numérotées en continu ; on y a remédié séance tenante avec un composteur, instrument aussi fiable que salissant, en voie de disparition.
Après des vérifications et une préparation typographique, envoi à l’imprimeur pour mise en page. Et au retour des épreuves, ce constat : l’index des Mémoires de Saint-Simon — sept volumes et demi de la collection — n’occuperait pas moins de 750 pages. Quinze correcteurs allaient être sollicités pour en venir à bout.
Yves Coirault le dit dans sa présentation : son gigantesque index n’est pas complet. Les dimensions de l’œuvre et sa richesse s’y opposaient. Il a donc fallu adopter un parti pris de «demi-sélection» et s’en expliquer, comme toujours, en des termes choisis : «la précision du détail trouve ici ses limites, au-delà desquelles se déploie l’infini royaume de la démesure». Quant aux entrées consacrées aux personnages principaux, elles ont posé un problème particulier :
«On ne s’étonnera pas que, pour des personnages aussi omniprésents dans les Mémoires qu’un Louis XIV, le duc d’Orléans régent… et surtout le mémorialiste lui-même, notre premier souci ait été d’éviter la plus accablante surcharge. Encore de tels noms appellent-ils et commandent-ils des bataillons serrés (accrus, avouons-le, de nombre de passe-volants1 !…) de chiffres, de références, d’embryons de commentaires.»
«La plus accablante surcharge», certes. L’entrée consacrée à Louis XIV compte dix-huit pages. Yves Coirault se serait-il contenté d’y aligner des chiffres, elle aurait été inutilisable, sauf en guise de punition. Si elle ne l’est pas, c’est que l’index est à la fois analytique et raisonné. Les occurrences d’un nom sont regroupées par chapitres thématiques ou chronologiques ; les numéros des pages sont précédés du résumé de ce qu’on peut y lire.
Ainsi, l’entrée consacrée à Saint-Simon lui-même recense d’abord les passages relatifs à sa vie familiale et personnelle, puis elle retrace sa vie publique (où les grands événements font l’objet de sous-chapitres), ses relations avec Louis XIV, ses principales amitiés et inimitiés, et enfin évoque l’écriture des Mémoires. On mesure l’immensité du travail quand on sait que tous les personnages importants desdits Mémoires bénéficient d’entrées de ce genre.
C’est pratique, naturellement. Et c’est fascinant. Il est difficile de se défendre contre le sentiment que dorment, dans ces 750 pages, des dizaines d’essais, de biographies, d’études, et des comédies, des farces, des drames, des romans («[la princesse de Soubise] obtient l’intervention de Louis XIV dans l’affaire du prince de Léon et l’enlèvement de Mlle de Roquelaure : III, 62, 63…»), qui resteront virtuels — ou pas : chercheurs et écrivains n’ont pas manqué d’exploiter cet index à des fins qui leur sont propres. Les Mémoires de Saint-Simon sont une œuvre-monde. Leur index est la carte de ce monde, son planisphère : instrument de travail, mais aussi invitation au voyage, au rêve, à la lecture, à l’écriture.
L’index d’Yves Coirault, paru en 1988, n’est pas le seul de cette espèce dans la Pléiade. Cinq ans plus tard s’achevait l’édition de la Correspondance de Voltaire : treize volumes avec, au dernier, un index de 520 pages. Son auteur, Michel Léturmy, écrivain, traducteur — il avait établi avec Jean Grosjean l’édition Pléiade du Nouveau Testament —, était un collaborateur régulier de la collection.
Cette fois, point de valise, mais des fiches toujours, manuscrites aussi, et, pour les conserver en bon ordre, des boîtes à chaussures. Comme chez Saint-Simon, les rubriques longues sont divisées en chapitres, mais ici «selon une progression chronologique, une division par thèmes ayant semblé impraticable».
Là encore, un monde apparaît, contemporain pour une faible part de celui de Saint-Simon, mais tout différent. Voltaire (1694-1778) ne mentionne jamais le duc et pair. Saint-Simon (1675-1755) ne cite qu’à deux reprises l’auteur d’Œdipe. Il est vrai qu’il arrête ses Mémoires en 1723 ; Voltaire, alors, n’est pas encore tout à fait Voltaire. Les points de rencontre entre les deux hommes sont donc des plus rares. Ils évoluent en somme dans des mondes parallèles. La comparaison des index confirme et affine ce sentiment, qui donne à penser.
Coirault et Léturmy étaient aussi différents que Saint-Simon et Voltaire. Ni l’un ni l’autre ne craignait le travail, tous deux avaient le goût de la précision, mais la note de présentation de l’index des lettres de Voltaire est un modèle de sobriété, à mille lieues des envolées d’Yves Coirault. C’est à peine si l’on y décèle, in extremis, une discrète facétie : «Nous ne mentionnons pas les noms de bateaux sauf, pour le piquant du fait, le Voltaire. »
On ne saurait parler de l’indexation des correspondances sans mentionner celle de Flaubert : cinq volumes de la collection. Ici, pas de bateau — pas même le Ville-de-Montereau mentionné au début de L’Éducation sentimentale —, mais un épineux problème.
Alors que les lettres de Voltaire sont réparties dans les treize volumes de façon que le dernier accueille l’index sans que sa pagination soit excessive, le tome V de la Correspondance de Flaubert formait déjà, sans l’index, un volume de 1584 pages. Or le « calibrage » dudit index indiquait qu’il occuperait un demi-millier de pages. Il fallait donc se résoudre à dépasser les 2000 pages, ou imaginer une solution.
Réduire l’index à sa plus simple expression — en éliminant les commentaires qui annoncent ce que l’on va lire à telle ou telle page —, c’eût été condamner les entrées à n’être que des listes de chiffres. Et l’on n’aurait pas gagné beaucoup de place (mais beaucoup perdu en clarté) si l’on avait supprimé les subdivisions chronologiques et thématiques qui permettent de suivre la genèse d’une œuvre ou les étapes de la relation d’une personne avec Flaubert.
C’est en définitive un index indépendant qui a vu le jour. Portant le numéro 539 bis de la collection, il forme un volume de 486 pages, et ce volume, cas unique dans la Pléiade, n’est pas relié, mais broché. Il est imprimé sur papier bible et composé en garamond : de l’audace, soit, mais dans la tradition.
Réalisé par une équipe de sept personnes et publié en 2007, l’index de la Correspondance de Flaubert ne nécessita ni valise en carton ni boîtes à chaussures. Quelques fichiers électroniques ont fait l’affaire. Mais ce ne sont pas les ordinateurs qui établissent les index. S’ils facilitent les recherches, ils ne peuvent (pas encore ?) réaliser les opérations complexes qui transforment une liste de mots et de chiffres en instrument de travail ou en invitation à la lecture. Il faut n’avoir jamais indexé un gros livre pour penser que cette tâche est mécanique. C’est tout le contraire, et les signataires d’un index analytique doivent être considérés comme des auteurs. À ce titre, ils décident de ce qui doit être, ou non, indexé.
L’index, en latin, c’est ce qui indique, révèle, dénonce, et c’est aussi le doigt utilisé pour ce faire. Les amateurs de manuscrits et de livres anciens connaissent bien les manicules, ces petites mains à l’index pointé que l’on dessinait ou imprimait dans les marges pour attirer l’attention sur un passage du texte. Les index imprimés à la fin de nos volumes ont une fonction voisine.
Un index nominum recense en général les noms de personnes, de personnages et de lieux, parfois les titres d’œuvres, souvent des noms d’institutions : rien de plus classique. On peut ajouter à l’occasion des événements historiques, comme la Révolution française : pas de problème. De temps à autre une fantaisie, le bateau appelé Voltaire ou, pour les Mémoires du général de Gaulle, quelques mots restés célèbres, comme «quarteron» : cela ne nuit pas.
L’important, quand on fait des choix, est de se souvenir que la somme des entrées d’un index dessine un portrait de l’œuvre indexée. Et que les difficultés se multiplient quand on passe des index nominum aux index rerum, qui recensent les thèmes, les notions, les concepts mis en oeuvre par un auteur.
L’index des Pensées de Pascal par Michel Le Guern, lui, mêle les deux. Des noms propres, peu nombreux, cohabitent avec «un certain nombre de notions et de mots permettant d’orienter différentes lectures». Orienter, en effet : on ne saurait mieux dire que l’acte d’indexation est déjà une lecture de l’œuvre, et que cette lecture engage celui qui s’y livre.
En théorie, on peut tout indexer. En pratique, il faut borner son ambition. La Pléiade s’est donné une règle : l’appareil critique n’est pas pris en compte. Mais toute règle a son exception: chez Rousseau, textes et appareils sont indexés pêle-mêle, de sorte que l’entrée «STAROBINSKI (Jean)» suit immédiatement la rubrique «STANISLAS Ier LESZCZYNSKI» et fait face à «SOCRATE». Tant mieux pour le roi Stanislas ; il est en bonne compagnie. Quant à montrer du doigt les travaux admirables de Starobinski, c’est le plus agréable des devoirs. Socrate, enfin, ne s’est jamais plaint.
Toute règle peut aussi être contournée ou aménagée. Les volumes regroupant les œuvres d’écrivains du XVIIe ou du XVIIIe siècle comportent souvent des notes de langue ou de vocabulaire : un bref index de ces notes permet de ne pas multiplier les renvois de note à note.
Il est même arrivé que l’on indexe une Bibliographie. C’est Raymond Bellour qui est l’auteur de cet exploit, au tome III des Œuvres complètes d’Henri Michaux. Soucieux de guider le lecteur dans un véritable maquis de publications, il a conçu un «Index thématique et générique des articles répertoriés». Les entrées sont des plus variées — Animalité, Anonymat, Autobiographie, Avenir, Belgique… —, mais à l’usage l’objet se révèle efficace.
Il se peut, enfin, et surtout quand on indexe des œuvres de fiction, que la conception d’un index soulève des questions plus grandes que lui — qu’elle invite, par exemple, à pointer (du doigt) la complexité des rapports qu’entretient la création littéraire avec la réalité.
Au tome XII de La Comédie humaine, trois index, dus à Pierre Citron et Anne-Marie Meininger, courent sur 800 pages. Ils recensent successivement personnages fictifs, personnes réelles, et œuvres fictives ou réelles. Mais les indexeurs paraissent réservés au sujet de leur index des personnages fictifs. Ceux-ci «n’ont de réalité matérielle que sur le papier» et possèdent des caractéristiques variables d’un roman à un autre. L’indexation ne leur confère-t-elle pas «une présence véritable qui peut sembler abusive» ?
Il est vrai que les rubriques sont admirables de précision. La vie et la carrière du médecin de La Comédie humaine, Horace Bianchon, par exemple, sont retracées avec un luxe de détails qui fait défaut à nombre de personnages réels. Est-il pour autant «abusif» de bâtir de telles entrées ? Certainement pas, et les indexeurs le savent bien qui rappellent in fine que Balzac lui-même voyait dans ses créatures des êtres vivants — au point, dit-on, d’appeler Bianchon à son chevet à l’instant de sa mort.
À l’inverse, et les indexeurs le soulignent, Balzac n’hésite pas à transformer, à fictionnaliser, les personnes réelles qu’il introduit dans ses livres. C’est une évidence : chez de tels écrivains, la frontière entre réalité et fiction est indistincte. Aurait-on dû mêler dans un même index les personnes «réelles» et les personnages «fictifs» ?
C’est en tout cas ce que feront, quelques années plus tard, les indexeurs d’À la recherche du temps perdu. Une façon de rappeler que, selon Proust, la vraie vie, la seule vie «réellement vécue», c’est la littérature.