«Imaginez quelqu'un qui apprend soudain qu'une vaste Histoire des Littératures, encyclopédie exhaustive de tout ce qui a pu avoir quelque beauté ou intérêt en matière de langage se prépare sous la haute direction de Raymond Queneau»
« N'aurait-il pas été excusable de subodorer une mystification de grand style, pour peu qu'il se souvînt des ambitions de la Petite Cosmogonie portative du même Queneau ? Imaginez que dans la préface écrite par celui-ci il voie citer parmi les grands poètes un nommé Tou Fou, n'y avait-il pas de quoi penser à un canular ? » s'exclamait, enthousiaste, un chroniqueur du Bulletin des Lettres en février 1956 à l'occasion de la parution du premier volume de l'« Encylopédie de la Pléiade », amorçant un programme pour lequel « tout le monde est à pied d'oeuvre, depuis Gaston Gallimard jusqu'aux papeteries et imprimeurs en passant par l'ample cohorte des auteurs spécialisés ». Un projet d'entreprise, en somme, dont on put s'étonner de voir Raymond Queneau, si prompt à dénoncer la vanité de toute synthèse cognitive et à plaider pour le « désencombrement de l'esprit » assumer la direction éditoriale et intellectuelle ; mais son « scepticisme » n'avait d'égal que sa fascination pour le classement, la transmission et le statut des connaissances doublée d'une curiosité (sa « vocation » dira-t-il lui-même) proprement « encyclopédique ». Paradoxe qu'Émile Henriot notait déjà, non sans quelque ironie, dans un compte rendu paru dans Le Monde le 22 août 1956 : « Le savoir de M. Raymond Queneau est confondant. Depuis Pic de La Mirandole personne, je crois, n'a pratiqué le De omni re scibili et quibusdam aliis avec plus d'aisance et de plénitude que le spirituel auteur de Mon ami Pierrot, d''Exercices de style et de Si tu t'imagines, fillette, fillette...»
Il serait cependant inexact de croire que Queneau fut à l'origine d'une telle entreprise ; s'il accepta d'en prendre la charge et en ajusta la conception éditoriale, adoptant comme Anatole de Monzie et Lucien Febvre pour l'Encyclopédie française un plan méthodique, ce ne fut qu'en un deuxième temps, après une période assez longue de maturation du projet. C'est en effet sur des fonts baptismaux éditoriaux et commerciaux qu'il faut saisir les prémisses de cet ensemble — quarante-neuf volumes« in-16° couronne sur papier bible » — paru entre 1956 et 1991. Deux expositions récentes à la Médiathèque de Nancy et à la Bibliothèque nationale de France ont éclairé la genèse de la collection en présentant une lettre d'Henri Filipacchi (1900-1961) — salarié de Hachette depuis mars 1934 et futur fondateur du « Livre de poche » (1953) — à Jacques Schiffrin datée du 25 mars 1938, soit à peine sept ans après le lancement de la « Bibliothèque reliée de la Pléiade » : « Il y a fort longtemps déjà, au cours d'un déjeuner qui nous réunissait avec Messieurs Gallimard, je suggérais l'idée d'une collection qui se serait apparentée à la Pléiade par son aspect extérieur, mais dont le but était fort différent. Il s'agissait en quelque sorte d'un tableau de l'état actuel des Arts, des Sciences etc. » À ce courrier interrogateur, le directeur de la « Pléiade » répondit que la collection, exigeant « une longue et minutieuse préparation », était en gestation sous la vigilance de Raymond Gallimard, frère de Gaston. L'idée de donner à la « Bibliothèque » déjà fameuse un complément encyclopédique vit ainsi le jour quelques années avant que l'auteur de la Petite Cosmogonie portative ne s'en fît confier le secrétariat général puis la direction (1954) : le principe en avait été posé dans le cadre très professionnel des relations entre les Maisons Gallimard et Hachette.
De fait, Raymond Queneau, s'il a donné des versions diverses de l'origine de l'encyclopédie, ne s'en est jamais approprié la paternité. Loin s'en faut : « C'est pas moi qui ai eu l'idée de faire ça, c'est la maison Hachette pour faire suer le burnous de la Pléiade, bonne affaire à traire même les cornes », se souvient-il avoir dit en septembre 1954 à l'un de ses encyclopédistes (Jean Grosjean ou Robert Antelme ; avec Louis- René Des Forêts et Jean-Marc Lechevallier, ils seront les piliers de l'équipe) qui l'interrogeait sur le sens de cette entreprise. C'est à cette époque que Gaston Gallimard pria son ancien secrétaire de prendre en charge la direction de la collection et de lui prêter, a posteriori, un « idéal ». La publication récente de ses Journaux a révélé l'embarras causé par une telle proposition, Queneau hésitant à prendre la responsabilité d'une entreprise qui restait à ses yeux d'inspiration « commerciale et publicitaire ». Devait-il associer son nom à un projet encyclopédique, imaginé et développé par d'autres (Groethuysen, Allem...), lui qui écrivait dans« Richesse et limite », un article publié quelques années plus tôt (Volontés, n° 4, 20 mars 1938) : « Une Encyclopédie vraie est actuellement une absurdité. Le nombre des faits [...] qui seront oubliés s'avérera tellement considérable qu'on n'aura plus devant soi qu'un maigre schème arbitraire. [...] La science actuelle est un disparate, un amas incoordonnable et voilà pourquoi sa richesse est un dénuement ». Dans Le Voyage en Grèce, recueil d'articles publiés en 1973, Queneau aura la prudence de relever lui-même la contradiction existant entre ces propos anciens et ces propres engagements ultérieurs : « On s'étonnera peut-être aussi de me voir qualifier d'absurde l'établissement de nos jours d'une Encyclopédie, alors que je dirige celle de la Pléiade ; je répondrai : à coeur vaillant, rien d'impossible. » Comme le constate Christine Genin dans le catalogue de l'exposition « Tous les savoirs du monde », Queneau « est de toute évidence partagé entre le sérieux de l'Encyclopédie et la dérision du Collège de Pataphysique » (fondé en 1950). Son journal témoigne de ce balancement, lorsque, revenant en 1958 sur ses réserves de 1954, Queneau note, amusé : « J'ai dû mettre les pouces et "m'engager"... Malgré mon ton faraud et flambard ("Moi, je veux bien..." etc.) j'ai quand même donné un "idéal" à l'Encyclopédie, comme le souhaitait G[aston] G[allimard] et j'ai finalement n'été que trop heureux d'accepter la "responsabilité éditoriale" que convoitaient Michel et Claude. »
Souhaitant concevoir une encyclopédie ouverte sur l'avenir, préparant le lecteur aux développements probables ou imprévisibles de la connaissance et n'éludant aucune incertitude, aucune zone d'ombre, aucune contradiction (« le lecteur apprendra à ignorer, à douter »), envisageant même d'achever la série par un volume sur l'Illusion, l'erreur et le mensonge, Queneau, pragmatique, s'efforça de donner à son « relativisme encyclopédique » une figure éditoriale tangible, qui répondît, de façon méthodique et non systématique, aux préoccupations d'une génération ; qui pût guider enfin ses choix, ses jugements, en « connaissance » de cause. « Le principal fruit de la méthode scientifique (et donc de l'entreprise encyclopédique) écrivait-il en 1956, est la lucidité. »