Parution le 17 Octobre 2024
208.50 €
Après le succès de Vendredi ou les limbes du Pacifique, Grand Prix de l’Académie française 1967, Michel Tournier remet le manuscrit du Roi
des Aulnes, son deuxième roman, à Dominique Aury. La lectrice du comité de lecture des Éditions Gallimard, discrète auteur d’Histoire d’O, fait part de son avis à la séance du 6 janvier 1970 : «C’est un livre très extraordinaire», «le portrait d’un être obsédé, passionné, ravagé et triomphant dans son désastre même». Elle recommande toutefois à l’écrivain d’en alléger et resserrer la première partie.
Le 3 mars 1970, Michel Tournier remet un nouveau manuscrit « provisoirement définitif » à Claude Gallimard, pour lecture. Dominique Aury suggère à nouveau de procéder à quelques modifications et prépare à cette fin un argumentaire pour convaincre l’auteur : «Tous les lecteurs sont d’accord pour penser qu’il serait utile d’alléger le livre, et particulièrement la première partie (“Écrits sinistres”). L’affaire Weidmann (tout ce qui la concerne, exécution comprise) apparaît très peu nécessaire et supprimée, gagnerait plus de vingt pages. L’affaire de la petite fille violée manque absolument de vraisemblance, du fait du fl agrant délit. Une très légère modifi cation supprimerait cette invraisemblance : l’arrestation le lendemain. Si dans chaque partie suivante, quelques pages de-ci de-là pouvaient être supprimées, l’ensemble y gagnerait. Invraisemblable également, le fait que soit confié à un étranger, prisonnier et français, le recrutement des jeunes garçons pour le Prytanée nazi. On n’y croit pas. Enfin, l’atroce empalement des trois enfants à l’entrée du château, on n’y croit pas non plus.»
Voici la réponse très précise qu’apporte Michel Tournier à ces recommandations, transmises au romancier le 20 avril 1970 par Claude Gallimard :
LES SOUFFRANCES DU ROI DES AULNES
Ce n’est pas faute de scrupules ni de bonne volonté. Le manuscrit du Roi des Aulnes a été soumis depuis le 1er janvier à :
- un médecin agrégé spécialiste des enfants
- un critique littéraire (Robert Poulet)
- un procureur de la République
- un historien allemand spécialiste du IIIe Reich
- un connaisseur en chasse et en équitation
outre bien sûr les lecteurs de Gallimard que j’ai écoutés la plume à la main.
Il en est résulté un dossier contenant des centaines d’observations et d’objections techniques et littéraires sur lequel je travaille depuis quatre mois. Il va de soi que si je tenais compte de toutes ces observations, il faudrait écrire une autre histoire – qui n’aurait d’ailleurs ni queue, ni tête.
Tenons-nous en aux observations des lecteurs Gallimard.
1. Le personnage de Nestor est faux et ce qu’il dit ne tient pas dans la bouche d’un enfant de quatorze ans. Réponse : j’ai limé les déclarations de Nestor pour les rendre moins raides, et (p.21) j’ai réécrit la présentation du personnage, soulignant son côté délibérément faux, fabriqué, etc. J’ajoute que par un hasard assez extraordinaire, tout le monde chez Gallimard a connu l’un des modèles dont je me suis inspiré pour Nestor. C’est Roger Nimier dont j’ai été le condisciple au Lycée Pasteur. Nimier enfant était un gros père (il fait allusion à ce détail physique dans Le Grand d’Espagne) toujours goguenard et bardé d’ironie, qui ne parlait que par des citations auxquelles ses camarades ne comprenaient rien. Mais bien entendu Nimier n’est qu’une des composantes de Nestor.
2. L’exécution de Weidmann est un épisode inutile. Réponse : Weidmann est le frère condamné de Tiffauges. En assistant à son exécution, Tiffauges assiste à sa propre mort. Il incarne la haine de Tiffauges pour la société française de ce temps. Secondairement, le rappel de ce que fut la scandaleuse soirée versaillaise du 17 juin 1939 – c’est depuis ce scandale que les exécutions capitales ne sont plus publiques – contribue à créer l’atmosphère apocalyptique qui éclaire utilement le personnage et le drame (il y a du Léon Bloy dans Tiffauges. Or voyez la réaction de Bloy face à l’incendie du bazar de la Charité ou du naufrage du Titanic).
3. Si Tiffauges avait violé la petite Marine, on aurait dû relever sur lui des traces de sperme et de sang. Réponse : d’accord. Je fais donc de ce détail l’une des raisons du non-lieu dont il bénéficie, p. 156.
4. Il est peu vraisemblable que les SS aient laissé jouer à un prisonnier français le rôle que j’attribue à Tiffauges. Réponse : dans l’atmosphère de débandade générale des derniers mois, il est arrivé que des prisonniers français accèdent à des postes de responsabilité. J’ai ajouté un épisode (p. 320, bis et ter) où l’on voit le fou Victor devenu pratiquement maire d’un village. Ce cas est historique et a d’ailleurs été utilisé par Cayatte dans son film Le Passage du Rhin. D’autre part, Tiffauges n’a aucune fonction officielle. Le SS Raufeisen l’autorise seulement à se «débrouiller» dans une situation catastrophique. J’ajoute que mon spécialiste allemand du IIIe Reich, dont j’ai attiré l’attention sur ce point, n’a pas fait d’objection.
5. L’épisode des enfants empalés est horrible et inutile. Réponse : esthétiquement, cette image conclut valablement un roman écrit d’un bout à l’autre dans un style criard, heurté, excessif, etc. C’est l’équivalent des lions crucifiés de Salammbô ou de la tête de Iaokanann apportée sur un plateau entre la poire et le fromage à la fin d’Hérodiade (tout Le Roi des Aulnes n’est d’ailleurs qu’une fausse anthologie flaubertienne).
Mais il y a le point de vue logique. L’empalement est annoncé dès la page 40 (Nestor : «Il faudrait réunir d’un trait alpha et oméga»). Il est surtout préformé dans l’épisode des pigeons embrochés (p. 181) qui correspondent aux enfants (les deux roux, l’argenté, et le noir qui lui annonce Ephraïm). Il est enfin exigé impérieusement par la mécanique héraldique (p. 392-393) et provoqué finalement par l’inversion maligne qui réalise le passage du crucifère au crucifié. Bien entendu, l’Armée Rouge n’y est pour rien, mais je prends d’avance mon parti des contre-sens qui vont pulluler.
6. Pour en revenir à la première partie, je la crois indispensable dans la longueur actuelle, parce qu’elle est le «tuf» où toute la suite se prépare et dont elle sort. Au demeurant je crois – et je ne suis pas le seul – que ces pages sont intelligibles et dans leur ensemble savoureuses et originales.
Je n’en dirai pas autant en revanche de la cinquième partie (p. 303 et suivantes) où il me semble que l’interprétation systématiquement symbolique des événements provoque une certaine fatigue. Là, je m’efforce de pratiquer quelques allègements.
Michel Tournier