Parution le 17 Octobre 2024
208.50 €
La bibliographie réserve souvent des surprises à ceux qui s’y exercent, par métier ou par passion. Elle relève parfois d’une science du palimpseste, mettant au jour un récit caché sous le texte imprimé. Science auxiliaire de l’histoire, elle a vocation à raconter des histoires...
La première « Pléiade » d’André Malraux n’échappe pas à la règle. Sorti des presses de l’Imprimerie Union à Paris le 24 février 1947, l’ouvrage réunissant trois Romans d’André Malraux (Les Conquérants, La Condition humaine, L’Espoir) est d’une grande sobriété : un «mince» volume folioté de 842 pages, sans préface ni avertissement, sans annexes ni notes, imprimé sur un papier bible (« simili Prioux ») à la teinte irrégulière d’un cahier à l’autre, d’une qualité inférieure à celui utilisé durant l’entre-deux-guerres puis dans les années 1950. Comme cela se faisait déjà pour les volumes de la collection depuis 1934, un couvre-livre imprimé en noir et rouge, avec un portrait de l’auteur, protège le volume relié, recouvert d’une peau fragile. Cette « jaquette » liste les ouvrages déjà parus dans la collection, et annonce les volumes à paraître de Chateaubriand, Claudel et Saint-Simon, ainsi que, plus surprenant, les Œuvres de saint Augustin... qui ne paraîtront qu’un demi-siècle plus tard, sous la direction de Lucien Jerphagnon.
Également hérité de l’avant-guerre, un emboîtage préserve le volume des contingences de transport, de stockage et d’exposition. Cartonné et agrafé, plutôt bien ajusté, il est aussi rudimentaire que robuste, à en juger par son bon état de conservation, et sait se faire oublier. C’est là pourtant que le bibliographe touchera sa récompense ! Car sur l’un des plats grisâtres du cartonnage, un rectangle de papier rose et vierge recouvre une étiquette plus ancienne, dont il laisse déborder un cadre imprimé. Qu’a-t-on voulu cacher ? Et qui en a pris l’initiative ?
L’examen de volumes de la «Pléiade» de 1934 à 1940 confirme l’usage de telles étiquettes collées sur l’emboîtage, sur lesquelles le nom de l’auteur et le titre de l’ouvrage, encadrés, étaient imprimés. Par transparence, l’œil finit par distinguer sur le volume Malraux des caractères d’imprimerie sur cette pièce de titre masquée par le rectangle rose. Surprise ! L’étiquette cachée est celle des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos, dont on rappelle que la première parution dans la «Bibliothèque reliée de la Pléiade» date du 18 mai 1932, l’ouvrage étant le sixième de la collection. La nouvelle édition de 2011, établie par Catriona Seth, porte bien à son colophon le numéro six.
Saisissant hasard ! Laclos protège de l’usure du temps les Romans de Malraux ! Si « le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito », comme l’écrivait le théoricien de la relativité générale, c’est donc qu’il n’y a pas de hasard ! Et cette curiosité bibliographique, où l’on reconnaît le sourire, la malice et le sens du raccourci de Malraux lui-même, est là comme pour confirmer que la littérature n’est autre que le dialogue toujours recommencé des œuvres entre elles. Malraux avait lui-même fait de la « Pléiade », érigée en « bibliothèque de l’admiration», un lieu privilégié de ce dialogue : « Les œuvres les plus divergentes, lorsqu’elles se rassemblent dans le musée où la bibliothèque, ne s’y trouvent pas rassemblées par leur rapport avec la réalité, mais par leurs rapports entre elles. »
Rappelons que André Malraux, grand amateur de l’œuvre de Choderlos de Laclos, avait écrit pour le Tableau de la littérature française (Gallimard, 1939) une étude sur Les Liaisons dangereuses, qu’il avait ensuite intégrée dans ses Scènes choisies (Gallimard, 1946) puis dans Le Triangle noir (Gallimard, 1970). L’auteur de La Condition humaine n’aurait donc probablement rien trouvé à redire à ce que ses œuvres romanesques soient ainsi placées secrètement sous protection de ce chef-d’œuvre du xviiie siècle, où il a vu lui-même une mythologie de la volonté, inscrite dans ce rêve « où les hommes promis à la mort contemplent avec envie les personnages un instant maîtres de leur destin ». Mais le bibliophile qu’il était aurait-il apprécié un tel rapiéçage ?
Comment expliquer cette curiosité bibliographique ? Peut-on écarter d’emblée l’hypothèse d’une confection « maison », limitée à la bibliothèque personnelle d’un membre de la famille Gallimard ? L’existence d’autres exemplaires de « Pléiade » des années 1930 et 1940, également dotés d’étui portant étiquettes d’auteur et de titre, est attestée par les libraires d’ancien. Un collectionneur précautionneux aurait-il lui-même placé ces étiquettes roses sur des anciens étuis, faute d’en disposer pour les volumes parus durant la guerre ? Cela supposerait qu’il ait disposé d’étuis en réserve pour des titres plus anciens... Une autre piste peut être suivie. L’ouvrage a été fabriqué dans l’immédiat après-guerre, époque où l’imprimerie française connaît de graves difficultés d’approvisionnement et de disponibilité de son outil de production. On rappelle ainsi que le volume Malraux est, comme les autres titres parus dans la collection à cette époque, vendu sous couverture pleine peau ou, à un prix inférieur, sous couverture simili peau. Il est possible que la maison Gallimard, à défaut de pouvoir faire fabriquer des emboîtages ad hoc, ait passé au brocheur l’instruction d’utiliser pour cette « Pléiade » des emboîtages anciens restant en stock et pouvant s’y ajuster. Parmi ceux-ci, le coffret des Liaisons dangereuses... mais aussi celui des Confessions et rêveries de Rousseau (1933), comme l’atteste un autre exemplaire de ce volume Malraux, ayant fait l’objet d’un même traitement.
Les archives disponibles ne permettent pas, hélas, de confirmer cette interprétation. Et il n’est pas aisé de mettre la main sur des exemplaires de cette « Pléiade » Malraux qui ne soient pas ceux d’une réimpression ultérieure et qui soient complets de leur hypothétique emboitage original. Nous ne savons pas dire non plus si tous les exemplaires imprimés étaient effectivement commercialisés avec un tel coffret ; cette incertitude vaut pour le volume Malraux comme pour tous ceux qui l’ont précédé à partir de 1934. On ignore enfin quand cet emboîtage a été adopté par la maison Gallimard ; le fait que des ouvrages portant achevé d’imprimer de 1934 en soient dotés n’implique pas qu’ils en étaient dotés depuis 1934 ; on peut en effet imaginer que ces protections ne soient apparues qu’à une date ultérieure. C’est du reste le cas du Laclos et du Rousseau, ici évoqués : avant son rachat par Gallimard (1933), la collection n’avait pas opté pour de tels emboîtages. Ils ont donc été fabriqués dans un deuxième temps pour les volumes initialement parus entre 1931et 1933. L’enquête reste donc ouverte pour les bibliographes et les collectionneurs. Elle ne se limite qu’à l’édition originale de ce Malraux, les réimpressions de 1953 et 1955 étant dotées d’étuis fournis pour l’une par l’Étui d’art, pour l’autre, en acétate, par Adéphane.
André Malraux est le second auteur, après André Gide, à bénéficier d’une « Pléiade » de son vivant. Il est suivi de quelques mois par Paul Claudel, dont le premier volume du Théâtre sort des presses le 31 décembre 1947. On se souvient que la publication de ces deux «contemporains» chagrina quelques fidèles de la collection (Lettre de la Pléiade, n° 28 ; article consultable sur le site web de la collection). Mais que Malraux ait pu bénéficier d’un tel traitement avant d’autres grandes figures de la maison d’édition témoigne d’une part de son autorité au sein des Éditions et d’autre part de l’audience du compagnon de la Libération auprès des lecteurs de cet immédiat après-guerre. On sait la part que l’écrivain a prise à la vie de la NRF dans les années 1920 et 1930, tant comme éditeur que comme lecteur. Ami intime de Gaston Gallimard, il est après-guerre un auteur sur lequel on compte mais aussi une personnalité de la vie intellectuelle et bientôt politique qu’il convient de satisfaire. En 1945, Gaston Gallimard accepte de créditer le compte d’auteur d’André Malraux de tout ce que la NRF met de lui en fabrication (nouveautés, réimpressions), en avance des ventes effectuées. Ce traitement est exceptionnel. Il est, du reste, l’objet d’un petit malentendu avec Raymond Gallimard, frère de Gaston, qui devra faire amende honorable : « Croyez bien que non seulement votre accord avec Gaston est formel, mais qu’il ne peut être question entre nous que de répondre oui à tous vos désirs, même s’il ne s’agit pas d’ouvrages en fabrication. » Dont acte.
De Gaulle fait de Malraux son conseiller technique à la Culture le 16 août 1945, puis, le 21 novembre, son ministre de l’Information. Sans que nous sachions ce qui a décidé Gaston Gallimard à entreprendre cette « Pléiade », nous savons que la fabrication en est formellement commandée à l’Imprimerie Studium (Paris XV e) quelques jours après la première nomination de Malraux, le 3 septembre 1945. En 1945 et 1946, le directeur de fabrication des Éditions, Jacques Festy, a plusieurs ouvrages d’André Malraux en préparation : un recueil des morceaux choisis de l’auteur (Scènes choisies, 1946), une élégante édition d’Esquisse d’une psychologie du cinéma, dont la maquette s’inspire des plaquettes de Paul Valéry, la composition des Noyers de l’Altenbourg (La Lutte avec l’ange), une grande édition illustrée par André Masson de L’Espoir et une autre de La Condition humaine par Alexeieff, une réimpression de La Condition humaine et de L’Espoir...
André Malraux est très étroitement associé à ces projets, avant et après la démission du général en janvier 1946. Il obtient également la réimpression du livre que lui a consacré Gaëtan Picon, dont une citation est extraite pour recenser la parution de l’ouvrage dans le Bulletin NRF d’août-septembre 1947 : « Aucune œuvre n’a fixé avec une intensité et un éclat comparables les sombres et fulgurantes images qui firent le tissu de notre destin »... Ces romans, est-il dit encore, « se sont inscrits dès leur apparition dans la lignée des grandes œuvres représentatives » ; aussi bien ne doit-on pas s’étonner de les voir traiter à l’égal de celles de Saint-Simon et de Stendhal, parues au même moment.
Mais la fabrication de cette «Pléiade» ne sera pas un long fleuve tranquille ; et la date prévisionnelle de parution en octobre 1946 ne sera pas tenue, l’ouvrage n’arrivant en librairie qu’au printemps 1947. La composition au plomb, confiée à l’atelier Abrate par l’intermédiaire de l’Imprimerie Studium, est retardée. Le manque de métal et les coupures d’électricité ralentissent la production. Le 19 février 1946, Gallimard décide de transférer à l’Imprimerie Union, familière de la collection, la composition et l’impression de l’ouvrage. La composition des 420 premières pages est donc transférée d’une imprimerie à l’autre, moyennant une compensation en plomb ; elle sera reprise en avril 1946, afin d’ajuster la zone de blanc ménagée au début de chaque paragraphe, conformément à l’usage dans cette collection. Ce surcroît de travail oblige Gallimard à accélérer le bon à tirer des autres volumes de la collection dont l’Imprimerie a alors la charge (Balzac, Rimbaud). Il faut libérer de la matière première : le plomb, c’est le nerf de cet après-guerre éditorial.
Les épreuves complètes sont enfin transmises le 13 novembre 1946 à Albert Beuret, l’ami et fidèle collaborateur de l’écrivain et de Claude Gallimard. Le 16 décembre, le tirage de 8 800 exemplaires est lancé, pour une livraison fin janvier 1947 aux ateliers de reliure Diguet Deny (Paris XIII e). Le 7 février 1947, le couvre-livre est commandé à une autre imprimerie, l’Imprimerie Pelamourgue. Le 26 mars 1947, André Malraux reçoit le livre : « Merci de l’exemplaire de “la Pléiade” relié en peau de caméléopard... », écrit l’écrivain farfelu à son éditeur et ami.
On aura noté que le volume Malraux ne comprend pas Le Temps du mépris (Gallimard, 1935). Ce roman fait pourtant partie du sommaire initial et reste encore à composer en février 1946, au moment du transfert de la fabrication à l’Imprimerie Union. La décision de supprimer Le Temps du mépris est prise entre le 18 juin et le 4 juillet 1946, date à laquelle Gaston Gallimard confirme aux Éditions Bernard Grasset, titulaires des droits sur Les Conquérants, que le montant à leur revenir sur cette édition sera de 10 % du prix de vente des exemplaires vendus, au prorata du nombre de pages occupés par ledit roman. Cette suppression s’explique probablement par le peu d’estime qu’avait André Malraux pour ce livre politique, qu’il considérait lui-même « comme un navet », et qu’il n’avait pas désigné, lors de sa parution en 1935, comme un roman mais comme une nouvelle.
Quant à l’absence totale de préface et d’annotations, c’est un élément qui distingue fortement cette “Pléiade” de celles qui la précèdent, même si la collection n’avait pas alors la dimension critique qui la caractérise aujourd’hui. «Il y a peut-être lieu de prévoir une introduction ou une note de l’éditeur. Dans le Journal d’André Gide, il y a en tout et pour tout une note de l’éditeur d’une demi-page. Dans le Péguy, il y a d’abord une longue introduction de Porché et ensuite une chronologie de la vie et des livres de Péguy», s’inquiète Jacques Festy auprès de Gaston Gallimard le 3 septembre 1945. Deux jours après, l’éditeur sollicite l’auteur : «N’oubliez pas de me donner le texte de la petite note d’introduction.» Malraux ne donnera rien, préférant au commentaire le dialogue né de la proximité des œuvres dans la collection.
La « Pléiade » Malraux, soixante-dixième titre de la collection, sera un succès commercial. Avec ses 8.800 exemplaires, elle est en 1947 le deuxième plus gros tirage initial de la « Pléiade », après le Théâtre de Goethe (1942). Les réimpressions s’enchaînent dans les années 1950 et 1960, pour dépasser les 100.000 exemplaires avant 1968. Ce succès est d’autant plus remarquable qu’en juin 1951, Gallimard lance également la fabrication d’un volume de Romans en cartonnage, avec des illustrations d’Edy Legrand, un portrait de l’auteur par Fontanarosa et une maquette de couverture dessinée par Paul Bonet. Le volume est tiré à 15.000 exemplaires numérotés. L’ouvrage réunit les titres de la « Pléiade », mais aussi La Tentation de l’Occident, La Voie royale et... Le Temps du mépris...
Ces titres, et bien d’autres, seront bien sûr repris dans l’édition des œuvres de l’écrivain en six volumes éditées par la «Pléiade» de 1989 à 2010.