Parution le 7 Novembre 2024
1632 pages, ill., Prix de lancement 72.00 € jusqu'au 31 12 2024
Il y a deux ans et demi, une quinzaine de professeurs et d’éditeurs se réunissaient à la Cité du livre d’Aix-en-Provence, auprès de la célèbre Bibliothèque Méjanes, pour réfléchir à la place de la « Bibliothèque de la Pléiade » dans l’histoire des lettres et de l’édition.
Les actes de ce colloque, organisé par le Centre de recherche sur les Arts et le langage (EHESS/CNRS) et l’Observatoire de recherche en littérature actuelle de l’Université de Provence, viennent de paraître aux Éditions des Archives contemporaines, dans la collection de l’École normale supérieure de Lyon. On doit à Joëlle Gleize et Philippe Roussin l’heureuse initiative de cette réunion, que son thème plaçait sans ambiguïté sous le patronage tutélaire du Malraux de L’Homme précaire et la littérature : « La Pléiade : bibliothèque, institution, musée imaginaire ». Une enseigne que ne retinrent pas cependant les actes du colloque, plus sobrement intitulés : La Bibliothèque de la Pléiade. Travail éditorial et valeur littéraire.
Le propos est clair : toute entreprise éditoriale littéraire engage non seulement une pratique de la lecture mais aussi une vision particulière de l’œuvre, sinon une théorie de la littérature. Pour la Pléiade, la démonstration est d’autant plus éclairante que la matière éditoriale qui la compose est rétrospective et seconde, et qu’elle a déjà fait l’objet de nombreuses évaluations et prescriptions ; l’entrée de telle œuvre dans la collection confirme, amende ou infirme la place qui est alors la sienne dans le périmètre de nos reconnaissances collectives. À chaque titre ajouté, comme à chaque nouvelle édition d’une œuvre déjà parue dans la collection, se précise l’idée que l’on se fait de l’œuvre en soi, et de l’autorité de son auteur (qu’est-ce qui fait l’œuvre et la délimite ?) et des liens qui l’unissent à celles qui l’ont précédée ou suivie (quels sont les choix qui président au rassemblement et à l’exposition des volumes qui composent la « Bibliothèque » ?).
La dimension patrimoniale de la Pléiade recèle donc un discours critique et « normatif » sur la littérature : c’est ce qui rend son projet vivant, actuel, au-delà même de l’intemporalité – toute relative – de nos admirations pour les classiques. La démonstration est d’autant plus efficace que le propos s’étend ici sur la longue durée. La Pléiade va sur ses quatre-vingts ans.
C’est une longévité pas si commune pour une collection. Mais comme on l’a souvent écrit ici, son apparente stabilité formelle, mise à part la croissance de la pagination moyenne de ses volumes, ne permet pas de conclure à la permanence de son propos et de ses méthodes. Sans quitter son cuir, la Pléiade a changé de paradigme durant l’après-guerre ; le présent ouvrage y revient souvent, en cherchant à identifier les causes multiples de cette profonde mutation, qu’elles relèvent de la raison économique et commerciale ou tiennent à des ressorts proprement critiques. Une chose est sûre : ce choix, qui se démultiplie en de nombreuses options éditoriales, montre que la Pléiade est une enfant de son siècle, celui de la modernité post-baudelairienne qui n’a cessé d’interroger les sources et les rives lointaines de la littérature. « Qu’est-ce que la littérature ? », telle est bien la question à laquelle la Pléiade, parmi d’autres aura cherché à répondre.
C’est ce qu’expliquent très bien les organisateurs du colloque dans leur texte commun, « Métamorphose d’une bibliothèque », qui posent sur l’itinéraire complexe de la collection les premières pierres de « kerns » qui aideront dans l’avenir à s’y repérer. Tels volumes ont fait date : Les Mémoires d’outre-tombe en 1946, La Légende des siècles en 1950, et bien sûr le premier tome des Œuvres complètes de Rousseau, par l’École de l’université de Genève. Après que les premières auront fait appel de façon plus significative aux manuscrits connus des œuvres pour les établir, les travaux de Bernard Gagnebin, Marcel Raymond puis Jean Starobinski autour du philosophe des Lumières révèlent un lien évident entre leur pratique éditoriale patrimoniale et l’émergence d’une « nouvelle critique » nourrie de sciences humaines (Georges Poulet, Roland Barthes, Jean Rousset… ; Léo Spitzer).
« Starobinski est […] parfaitement conscient du fait que toute édition se fonde sur une théorie implicite de l’œuvre et de ce que le retour au manuscrit met en cause, davantage qu’il ne confirme, notre philosophie spontanée du texte, en mettant l’accent sur ce qui, dans l’écriture, précède et excède la réification de l’œuvre achevée. Il vaudrait la peine d’analyser les effets de ces questions éditoriales et philologiques sur la critique et la théorie littéraires de l’époque, chez Maurice Blanchot par exemple – il rend compte de l’édition Pléiade de Rimbaud de 1946 dans La Part du feu – lorsqu’il fait de l’inachèvement une caractéristique de l’œuvre littéraire moderne ou lorsqu’il valorise et dramatise, à partir de Kafka, la notion du posthume. »
Ce thème est décliné dans la plupart des textes qui composent ce volume d’actes. Jacques Dubois, l’éditeur des œuvres de Simenon (grand collectionneur, soit dit en passant, de la Pléiade), fait ainsi remarquer que le fait d’éditer les œuvres de Stendhal dans leur ordre chronologique de rédaction n’est pas neutre : « Le propos est de reconstituer et de suivre “l’aventure d’une écriture” […], manière d’introduire l’auteur de Lamiel dans les débats littéraires de notre temps – Stendhal notre contemporain – et d’une conception de la littérature qui, de Ponge à Quignard, veut qu’il n’y ait d’œuvre qu’en gestation, toujours recommencée, toujours inachevée. » Et nous suivons avec confiance le même Jacques Dubois, dans sa singulière approche socio-critique de la collection, lorsqu’il avance que l’esprit Pléiade est le digne héritier de l’esprit NRF de l’entre-deux-guerres (interprétation confirmée ici même il y a peu). Il s’agirait d’une « conception pacifiée de la littérature qui, sans nier les antagonismes, se veut néanmoins fédératrice […] : une littérature française coexistant sans impérialisme avec les autres littératures du monde, une qualité littéraire prudemment élargie à des productions réputées “basses” et l’équilibre trouvé entre relation de goût et relation érudite à la chose littéraire. » On pense à Gide, bien sûr ; et à La NRF de Jean Paulhan.
L’analyse que poursuit alors Jacques Dubois de la collection comme « capital symbolique », conceptualisé par Pierre Bourdieu comme un pouvoir qui ne se reconnaît ni ne se voit comme tel, est assez inédite – et plaisante. Elle a des échos nombreux dans le livre, notamment au travers de cette « dynamique canonique » qu’évoque Marielle Macé dans sa contribution aigre-douce, un peu inquiète.
Celle-ci prend appui sur le fameux questionnaire de Raymond Queneau, Pour une bibliothèque idéale , et sur le jeu de l’île déserte, premièrement formulé par André Gide et Valery Larbaud (« Le Jeu du gouverneur de Kerguelen », La NRF, 1933), deux avatars possibles de l’imaginaire moderne de Babel.
Le lecteur de La NRF n’en est guère étonné, qui sait quelle place tiennent les critiques et extraits de textes classiques dans la revue. Pour autant, on est stupéfait de la permanence d’une telle ligne « patrimoniale », qui fait mieux que justifier l’intérêt de Gide et ses amis pour la collection de Jacques Schiffrin. Gide avait d’ailleurs parfaitement senti ce que Malraux désigne comme la métamorphose des œuvres, dynamique essentielle du Musée imaginaire, qui écrivait : « une cause gagnée d’emblée est une cause perdue pour la génération suivante ; pour les œuvres durables, le procès est toujours à réviser. » Il n’est pas de « Trésor intemporel de la littérature ». Et la Pléiade est vouée à se refaire à neuf : on peut retracer son histoire en collectant ses mues.
Mais cette figure de la bibliothèque est-elle encore de notre époque ? Cet ensemble littérature, est-il encore des lecteurs « pour l’éprouver concrètement, individuellement, comme totalité appropriable ». C’est une belle question, que prolonge la lecture malrucienne d’Henri Godard.
L’une des forces de ce colloque est d’associer à ces points de vue généraux sur la collection des focus monographiques sur certains domaines ou auteurs présents dans la collection, comme autant d’études de cas.
On y évoque ainsi, tour à tour, le sort réservé aux grands philosophes, aux auteurs des Lumières, en faisant à chaque fois la part de l’implicite et de l’explicite dans les choix éditoriaux et en essayant de comprendre, sur ces exemples précis, le positionnement de la collection par rapport aux réalisations de l’édition scientifique (la génétique des textes) et à l’offre éditoriale alors disponible.
On découvre ce faisant les forces et les faiblesses des anciennes éditions et ce qui les distingue profondément des nouvelles lorsque celles-ci sont disponibles.
En comparant les deux éditions successives de Mallarmé (1945 ; 1998-2003), Bertrand Marchal met en évidence les enjeux conceptuels de la définition d’œuvres complètes, notion problématique, « à géométrie variable », renvoyant à l’idée que l’on se fait de l’œuvre et de l’auteur. Mallarmé- traducteur est-il aussi le Mallarméauteur ? L’œuvre littéraire recouvre-t-elle toute l’œuvre (que faire des écrits journalistiques, pédagogiques…) ? Et Bertrand Marchal de conclure : « Le déplacement (ou le brouillage) de la frontière horizontale entre l’œuvre et son en deçà, qui permet l’accroissement des Œuvres complètes par la prise en compte de ces reliques textuelles, est évidemment lié à un phénomène général dans l’histoire littéraire du XXe siècle dont Francis Ponge […] est la meilleure illustration : la contestation de la supériorité ontologique de l’œuvre-résultat sur l’œuvre-processus, ou de l’œuvre inachevée sur l’œuvre achevée. »
Qu’est-ce que la littérature ? C’est à cela que l’on revient toujours ; et à cette même question qu’aboutissent la plupart des textes réunis dans ce volume, contribution utile à l’histoire de l’édition et de la littérature contemporaines.