Parution le 17 Octobre 2024
208.50 €
S’il convenait de saluer d’un juste hommage la vingtième livraison de la Lettre de la Pléiade (six années déjà que nous évoquons dans cette rubrique les grandes figures et périodes de l’histoire de la collection !), on ne peut que se réjouir de le faire en annonçant la parution d’un livre-clé pour l’historiographie de notre collection : la Correspondance entre André Gide et Jacques Schiffrin.
Souvenons-nous. Dès le deuxième numéro de la Lettre, nous consacrions un article aux relations entre André Gide et la Pléiade, intitulé «Mon ami Schiffrin » — indiquant par là que se jouait, dans ce dialogue fervent entre l’auteur de La Porte étroite et le fondateur de la collection, un épisode déterminant de la geste éditoriale de la Pléiade. Mais il fallait aller plus loin, remonter au plus près de la source en ne se limitant pas à ses seules résurgences. Restait-il des traces premières de ce dialogue, au-delà des documents d’histoire littéraire déjà sollicités (Journaux et Cahiers de Gide, Green, Martin du Gard ou de la Petite Dame…; correspondances entre proches de la NRF…)? Dans quelles circonstances cette amitié était-elle née et comment avait-elle pu agir sur le parcours professionnel de Jacques Schiffrin ?
Notre première satisfaction vint de ce que la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, institution parisienne détentrice de la correspondance nombreuse reçue par André Gide, conservât quelque soixante lettres et câbles de l’éditeur, datant en majorité de la période américaine de Schiffrin (de 1941 à 1950). Les fondements du corpus étaient là. Puis, avec l’aide de Mme Catherine Gide et de M. André Schiffrin — respectivement fille et fils des épistoliers, bien enthousiastes à l’idée de voir plus clair quant aux origines et à la constance de cette relation amicale —, nous avons pu reconstituer plus complètement leur échange. Pas à pas, le nombre de lettres s’est vu triplé, la correspondance entre les deux hommes s’échelonnant dès lors de 1922, année de l’arrivée de Schiffrin en France, à sa mort, à la fin de l’année 1950, précédant de quelques mois la disparition de Gide, son aîné. Soit trente ans d’une amitié sans faille, dont les quelque deux cent quarante lettres inédites réunies dans le volume offrent un témoignage singulièrement éclairant. Que nous apprennent-elles ?
En matière éditoriale, on le sait, André Gide était un stratège. Le créateur de la NRF portait une scrupuleuse attention aux modalités de publication de ses oeuvres : parutions en revue, impressions hors commerce à très petit nombre, savants tirages de tête, éditions illustrées de luxe et de demi-luxe… Sa relation avec Jacques Schiffrin le confirme de façon exemplaire. Né en Russie en 1892, Schiffrin associe Gide au premier livre qu’il fait paraître, dès 1923, à l’enseigne de sa firme, les Éditions de la Pléiade : une traduction nouvelle de La Dame de pique de Pouchkine qu’ils cosignent avec Boris de Schloezer. La bienveillance du maître à son égard ne se démentira jamais, d’autant que, des Décades de Pontigny aux séjours à Cuverville, des leçons de piano auprès de sa virtuose première épouse (Youra Guller) aux soupers du Vaneau, Gide et ses proches se lient peu à peu d’amitié au couple Schiffrin.
L’écrivain confie donc à la jeune maison quelques-unes de ses oeuvres (Numquid et tu... ?, Essai sur Montaigne, OEdipe et le rarissime Deux récits) et suit de très près les débuts d’une collection promise à un grand destin : la «Bibliothèque reliée de la Pléiade » (1931). Gide apprécie beaucoup ces livres d’un genre nouveau; portatifs et élégants, ils comblent son goût typographique et son naturel nomade. Et quand l’éditeur, quelque peu dépassé par le succès de son entreprise, aura besoin de nouveaux capitaux pour faire face, il conseillera à Gaston Gallimard de l’accueillir sous son toit (1933). Schiffrin devient dès lors directeur de la collection pour la NRF, s’occupant également du département de littérature enfantine et de quelques livres d’art.
Gide sera le premier auteur à voir l’une de ses oeuvres, de surcroît inédite, entrer de son vivant dans la collection : le Journal de 1939, à la mise au point patiente et complexe duquel nous assistons ici. Ce sera le plus grand succès de la «Pléiade » avantguerre, on se l’arrachera en France comme à l’étranger, malgré plusieurs réimpressions successives (et presque autant d’états du texte distincts…).
Puis c’est la tragique bousculade de l’Histoire. L’ami Schiffrin est du voyage en URSS (1936), malgré la réticence des Soviétiques à voir cet émigré revenir sur leur territoire et faire l’interprète pour ses camarades écrivains ; il sera aussi du retour, dont on sait quel impact il a eu sur notre histoire intellectuelle. Plus dramatiques seront les années suivantes : mobilisé en 1939, Schiffrin se voit contraint de quitter la France en 1941, dans le contexte d’« aryanisation » des personnels de l’édition engagée par l’occupant. L’exil à New York avec sa seconde femme, Simone, et son enfant, en août 1941, ne sera possible que grâce au soutien pécuniaire et logistique de Gide. S’ouvre alors la période américaine, où la correspondance entre les deux hommes se prolonge, mi-professionnelle (Schiffrin représente les intérêts de Gide outre-Atlantique et publie de ses oeuvres sous l’enseigne des Pantheon Books : Interviews imaginaires, Pages de Journal 1939-1942, traduction de Hamlet, Thésée), miamicale. Années douloureuses, hantées par l’espoir d’un retour toujours reporté.
Mais ce n’est qu’en quelques mots le fil conducteur d’une correspondance émouvante, traversée par la plus vive amitié, fidèle et attentive, généreuse et féconde. Et plus que jamais, à la lecture d’un tel document, un constat s’impose : c’est décidément un singulier métier que celui du commerce des livres !
Inédit. Une lettre de Gide à Jacques Schiffrin
Novembre 1931 : le premier volume de la « Bibliothèque reliée de la Pléiade » paraît aux Éditions de la Pléiade / J. Schiffrin & Cie. Gide est ébloui et le fait savoir à son ami éditeur.
1 bis, rue Vaneau
Littré 57-19
21 novembre 1931
Cher Ami,
Votre petit Baudelaire me ravit : c’est une merveille de présentation. L’appareil critique à la fin du volume est précieux. C’est décidément votre Baudelaire que je prendrai dans ma valise comme compagnon de voyage, de préférence à toute autre édition. Je ne l’ouvrirai pas sans penser à vous.
Merci de tout coeur.
Bien affectueusement votre
André Gide