Parution le 7 Novembre 2024
1584 pages, ill., Prix de lancement 72.00 € jusqu'au 31 12 2024
En avril paraissent dans la Pléiade les Romans, nouvelles et récits de Zweig, dans de nouvelles traductions : deux volumes rassemblant ses œuvres romanesques à quoi s’ajoutent des récits sinon fictionnels, du moins «narratifs», Grandes heures de l’humanité et Le Monde d’hier. L’édition a été établie sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, qui est notamment l’auteur d’une préface dont voici les premières pages.
L’impressionnante et durable popularité planétaire de l’œuvre de Stefan Zweig a longtemps anesthésié son approche critique, scientifique ou académique. Elle figure rarement dans les programmes des universités, les colloques ont longtemps été rares, et il n’existe toujours pas d’édition commentée ni annotée de cette œuvre, alors même qu’elle brasse un matériau culturel, historique et littéraire considérable. Comme si le public, par la fidélité de son engouement massif, l’avait longtemps conservée dans sa forme première, à l’écart de la glose critique ou encyclopédique, voire des simples regards distanciés, laissant les coudées franches aux seuls biographes, eux-mêmes souvent tentés par l’approche romanesque. Quant aux éditeurs, ils ont préservé, par l’effet d’un réflexe assez éloquent, une forme proche de celle des premières parutions, se contentant de postfaces éditoriales assez brèves, sans retenir le schéma d’œuvres complètes envisagées en 1936, comme s’il pouvait encore surgir quelque inédit des tiroirs, des enveloppes ou des malles errantes du «Salzbourgeois volant» ou des siens.
En achevant dans une ville du Brésil, sous le titre Le Monde d’hier, quelques mois avant de se donner la mort avec sa seconde épouse, une somme autobiographique qui se présente comme la nécrologie d’une Europe disparue, ou en train de disparaître, celle de son existence propre et d’une bonne part de ses fictions, Zweig a de son côté produit la matrice inexpugnable des ouvrages qui lui seraient consacrés ultérieurement, tirant les investigations objectives vers le roman de sa vie, dans le même temps que les approches proprement romanesques demeuraient arrimées au réel, scandées par les photographies, les correspondances, les livres de comptes, les billets d’avion, de bateau ou de chemin de fer, les passeports et les chroniques, sans oublier les rapports de police en plusieurs langues issus de ses différents séjours sur la planète.
Plusieurs facteurs expliquent l’adhérence indissécable des feuillets de sa légende aux grandes archives du XXe siècle, à commencer par l’étroite concomitance des événements de sa vie personnelle et des dates charnières de l’histoire d’un siècle tristement mémorable. La plupart des corrélations immédiates se voilent d’un halo légendaire : s’il voit discrètement le jour la même année que la loi française sur l’interdiction d’affi cher, il est de la génération qui a vingt ans ou presque en 1900, comme Picasso, et se donne la mort le 23 février 1942, une semaine après la chute de Singapour, un mois après la conférence de Wannsee. Il porte un temps l’uniforme lors de la Première Guerre mondiale, mais ne participe pas aux combats. Dans l’espace-temps des événements collectifs, on le suit et le situe. Son nom est accroché dès l’avant-guerre à ceux de personnages devenus «historiques», Herzl, Jaurès, Rathenau ou Romain Rolland, et par la suite, dès le début des hostilités, il intervient politiquement, s’inscrit lui-même comme homme public dans la décennie contemporaine de la République de Weimar. Enfin, il partage — sans la déportation et l’extermination — l’existence persécutée des Juifs d’Europe : il est un des proscrits, forcé à l’exil, une des victimes du nazisme. Ses livres sont jetés sur les bûchers expiatoires dès 1933, on l’exproprie, lui interdit de paraître en Allemagne puis en Autriche, le vomit dans la presse allemande. Quand le président du Brésil, Getúlio Vargas, lui fait faire des obsèques nationales à Petrópolis, une petite ville située près de Rio de Janeiro, aux antipodes
de l’Autriche natale, il a sans doute perçu chez Zweig une dimension symbolique de cet ordre historique et universel.
Autour de ces dates, la rencontre de sa chronique individuelle et de l’histoire tout court a pour théâtre le monde élargi et rétréci à la fois par les progrès techniques de l’époque, sur lesquels il jette un regard d’anthropologue étonné et curieux : le téléphone intercontinental, la conquête de l’espace planétaire d’un pôle à l’autre, le transport aérien, l’enregistrement de la voix, des images, bientôt la radiophonie… Il est un des grands arpenteurs du globe dans les premières décennies du siècle, sillonne l’Europe en permanence, plus qu’aucun écrivain de son temps, se rend aux Indes avant qu’elles ne deviennent indépendantes de l’Empire britannique, sur les deux rivages de l’Amérique du Nord, dans le continent sud-américain, est invité dans la jeune république soviétique. Chaussé des bottes de sept lieues du XXe siècle, il court de ville en ville, d’hôtel en hôtel, rencontre un nombre faramineux de personnages importants, eux-mêmes parfois rendus mémorables par des morts tragiques, sinon des légendes, tels Verhaeren, Jaurès, Rathenau, Joseph Roth. Il fréquente plus ou moins directement les grands. Et de tout cela il parle : dans son oeuvre, dans les journaux, les conférences, les interviews, et surtout dans une abondante correspondance. Parallèlement, il est aussi un visiteur passionné du passé, ses biographies donnent à penser qu’il a connu et fréquenté Érasme, Magellan, Calvin, Marie Stuart, Marie-Antoinette, Fouché, Dostoïevski, Tolstoï, tant il sait les évoquer «personnellement», sur le mode de l’intuition psychologique ordinairement délaissé, voire contesté par les historiens, mais réactivé par l’ambiance psychanalytique qui irradie désormais le monde des lettres. Le bruit de fond est mondial. La chambre d’écho de ses ruminations est considérable.
Enfin, et ce facteur discret, connexe aux précédents, est peut-être le plus agissant de sa notoriété inégalée, Zweig demeure porteur de la grande dialectique inachevée qui projette sur un monde stupéfiant de nouveauté l’effarement de l’enfant d’un monde disparu : il reste jusqu’à la fin citoyen nostalgique de l’Empire austro-hongrois, habillé à l’ancienne, bien élevé, affable, attentif aux formes, écrivant tout d’une plume appliquée, à l’encre violette, parlant doucement, marquant ses livres d’un ex-libris créé pour lui par un ami artiste, gardant vivante dans la plupart de ses nouvelles la mémoire d’un monde magnifié par la catastrophe de celui qui l’avait brutalement aboli et supplanté. Et toute la positivité extérieure s’en trouve habitée
par un psychisme individuel que les lecteurs devinent sensible, curieux, attentif, mélancolique et passionné, capable de fantaisie et d’aventure, bien que le plus souvent dépourvu d’humour, et pour tout dire mystérieusement intelligent, secret, parfois même inquiétant. On ne peut évoquer la figure de Zweig sans convoquer la totalité contradictoire d’un rapport au monde proprement romanesque, surdéterminé par une indéfectible conviction humaniste, irénique, « harmoniste », au risque de la naïveté, sinon de la mièvrerie. Il s’avère entièrement et comme par essence rétif aux révolutions que ce choc a produites dans le monde de la culture. Il résiste aux ruptures, aux dépassements, à la négativité. Mais il les perçoit et donne à percevoir.
De tout cela, de son succès, de sa richesse matérielle, de sa bonne fortune apparente, de sa belle âme conservatrice, sans oublier ses sens comblés, bref, de son excès d’existence, beaucoup furent sans doute jaloux, et il ne manqua pas lui-même d’exhiber faiblesses, contradictions, dépressions et ambiguïtés. Aussi tire-t-il après lui, plus que d’autres, telle une mariée trop belle, une traîne de propos critiques plus ou moins acerbes, moqueurs, voire méprisants, dont il s’est consolé en maintenant fermement quelques amitiés sans autres failles que les conséquences d’une indéfectible sincérité : Verhaeren, Romain Rolland, sa première épouse Friderike et quelques vieux camarades de classe, mais aussi les amis moins connus apportés par la vie, le graphiste E. M. Lilien, le poète Léon Balzagette, le traducteur Leonhardt Adelt, le graveur belge Frans Masereel, ou l’éditeur Victor Fleischer.
Ce versant d’ombres, les jugements peu amènes de Hofmannsthal, Thomas Mann, Kurt Tucholsky ou Brecht ont conforté le dédain académique. Mais le déni de grandeur qui frappe Zweig s’appuie principalement sur les effets de la comparaison avec les auteurs de l’époque. Il n’a jamais couru dans le groupe de tête, étonnamment nombreux, des grandes échappées poétiques de sa génération. Sa réussite, du coup, fut parfois vécue comme une usurpation, interprétée comme le symptôme indu d’un défaut d’exigence chez ses lecteurs. Un bon mot de Heine résume par anticipation l’opinion de ceux qui l’ont tenu à distance : il était connu pour sa notoriété. Entre 1881 et 1942, pour garder ces deux repères sommaires, la compétition fut sévère, et la concurrence n’a manqué ni en quantité, ni en originalité et qualité. Zweig, pour nous en tenir aux pays de langue allemande, est le contemporain et pour une part le compatriote et interlocuteur de Rilke, Hofmannsthal, Kafka, Musil, Schnitzler, Joseph Roth, Hermann Broch, Alfred Döblin, Thomas et Heinrich Mann, etc., pour ne parler que des plus célèbres, tous admirés à juste titre, mais dont les chiffres de vente annuelle additionnés — en France, par exemple — sont sans doute inférieurs à ceux du seul Stefan Zweig. Et quiconque s’efforcerait de banaliser cette différence en classant Zweig comme auteur de romans de gare exploitant les tendances du marché manquerait un phénomène anthropologique sur lequel, de toute façon, il vaut la peine de se pencher.
L’entreprise toutefois est complexe. Un examen rapide des catégories générales dans lesquelles les commentateurs ont tenté de le saisir et de le présenter fait souvent apparaître le travail d’un malin génie concluant les études par l’expression d’incertitudes, sinon de doutes, par des relativisations, voire des constats d’échec : le rapport de Zweig à sa Vienne natale est ambivalent, ses authentiques sentiments européens sont troublés par son attachement désespéré à l’Allemagne, son pacifisme est tardif et semble passif, ses positions politiques, jugées molles et ambiguës, sont parfois vertement critiquées par ses correspondants, son rapport à la judéité est traversé par la contradiction, sa fréquentation des femmes est rien moins que simple, sa curiosité psychologique est perçue comme datée, sa vie est habitée par la pensée du suicide, ses rapports
amicaux demeurent complexes, qu’il s’agisse de Freud, de Verhaeren, de Romain Rolland, ou de son génial cadet Joseph Roth, son nouveau départ brésilien est un échec… Aucun des chapitres qui l’abordent sous des angles différents n’échappe à son lot de réserves et d’embarras. […]
Par-delà les multiples aspects du « phénomène » Zweig, c’est du côté de la source qu’il faut se tourner pour tenter de le connaître : entendons, du côté de son désir d’écrire si précoce, et en particulier d’écrire ces fi ctions, inventions et autres rêves éveillés qu’il a engendrés à foison, en considérant comme un symptôme paradoxal le fait qu’il en parle peu dans sa correspondance (en regard de tout ce qui y est abordé), et même qu’il ait semblé considérer cette partie de sa production comme plutôt secondaire.
Là encore, les catégories échouent à le saisir. L’histoire éditoriale de l’œuvre narrative de Zweig met en évidence la difficulté et les limites des regroupements thématiques, si l’on excepte les nouvelles explicitement consacrées à l’enfance, qu’il a lui-même assemblées. Le recueil le plus abondant et tardif, publié en 1936, semble renoncer — sous le titre finalement plus parlant et adéquat de Kaléidoscope, qui succédait à l’intitulé plus normatif La Chaîne — au classement par « sujets » envisagé un temps, et seule une nécessité de type quantitatif a incité les éditeurs posthumes à des assemblages apparemment thématiques (l’amour, le suicide, l’enfance, les passions). La présente édition se doit par conséquent, avant même d’exposer ses propres principes, de saluer la réussite des éditions brochées « simples », ne comportant qu’un seul titre, composées en gros caractères, qui ont accompagné depuis un siècle tant de voyageuses et de voyageurs dans les trains, les gares, et toutes les salles d’attente de l’existence moderne.
Nous avons quant à nous choisi pour cette édition de reprendre et présenter une à une, pour l’essentiel dans l’ordre historique fortement égrené de leur apparition, l’ensemble des productions « narratives » au sens large du terme, y compris celles qui ne purent être achevées, en nous inspirant des études qui ont tenté l’approche du phénomène Zweig dans sa globalité complexe. Cet ordre chronologique met en lumière plusieurs séquences dont la succession fait sens : après une phase de premières productions et d’efforts pour se faire publier et reconnaître, qu’on peut dire d’engagement et d’intervention, et qui culmine dans la publication d’un premier recueil de nouvelles en 1904, se déploie jusqu’à la Première Guerre mondiale un ensemble de textes plus audacieux, presque tous plus ou moins consacrés à la question de la sexualité. Vient ensuite de 1914 au début des années 1920 une série de nouvelles et légendes exclusivement relatives à la guerre, suivie d’une longue et ultime séquence de nouvelles de plus en plus longues et proches du roman, de tonalité plus tragique, qui commence avec l’étonnant autoportrait de Lettre d’une inconnue et se clôt avec le seul roman achevé et publié (Impatience du cœur), avant de se disperser dans la remise sur le métier de plusieurs œuvres romanesques encore en chantier à la mort de l’auteur, concurrencées par des projets dans d’autres genres. On pourrait donc ne voir dans les quatre décennies de cette histoire que la lente progression ordinaire d’un apprentissage et s’étonner seulement qu’un talent si précoce ait mis tant d’années à s’employer à l’achèvement d’un vrai roman. On peut aussi en conclure que le seul genre dans lequel Zweig pouvait exceller et réussir, comme Schnitzler et quelques autres auteurs viennois, était celui de la longue nouvelle. […]
Jean-Pierre Lefebvre