Parution le 31 Octobre 2024
229.00 €
De larges extraits de l’avant-propos, dû à Philippe Heuzé, des Œuvres complètes qui paraissent en juin 2015.
Pour accompagner le cadeau d’un Virgile sur parchemin, Martial, le génial satirique, a ces deux vers: « Qu’il est petit, le livre qui contient l’immense Virgile. / Sur la première page figure son portrait » : « Quam breuis immensum cepit membrana Maronem. / Ipsius uoltus prima tabella gerit.»
Un siècle après la mort du poète, l’instantané de Martial saisit d’un coup d’œil l’essentiel : l’immensité… Voilà le mot d’où s’élancer, celui qui impressionne, appelle, entraîne, puisqu’il s’agit de poésie, la plus belle «qui ait jamais été modulée par les lèvres d’un homme» (Tennyson). De quelle hauteur prendre la mesure de cette étendue ? Partons, en amont, de la source d’où tout jaillit, un amour, immense lui aussi, celui du poète pour les Muses : «quarum sacra fero ingenti percussus amore », « dont je porte les signes sacrés et que j’aime immensément d’amour» (Géorgiques).
C’est une déclaration unique dans la poésie latine (le poète est le prêtre, non l’amant des Muses). Dans son beau langage imagé, elle en dit plus que tous les traités sur la priorité de cet appel, de cette passion qui submerge et emporte loin vers des lieux où la beauté atteint une qualité jusqu’alors inconnue. Mais, faut-il le dire dès maintenant ? Cette passion jamais ne bannit la raison. Le poète emprunte lucidement les plus beaux des chemins tracés, mobilise toute connaissance, calcule, soupèse, signifie intensément : d’où, peut-être, une poésie qui culmine si haut. […]
Une création si maîtrisée repose sur des principes, un art poétique, remarquable moins par ses préceptes que par les exigences affichées, et tenues. On y lit d’abord la confiance dans l’efficacité des catégories esthétiques et des genres de la poésie grecque, comme l’éprouvent tous les Latins de l’époque et comme Horace le théorise dans son Ars poetica. Elle s’accompagne d’une certitude : le poète ne fait rien de grand s’il est seul. C’est en remettant ses pas dans les traces des grands qu’il peut espérer atteindre à son tour le sommet du Parnasse. Or seul le sommet est désirable : aucune indulgence en poésie pour la médiocrité. Cette exigence inlassable de la qualité dans la beauté est comme une obsession dont les concours de chant, dès les Bucoliques, sont la première illustration. Elle se montre aussi dans le choix affiché des modèles. Virgile élit chaque fois le maître incontesté dans le genre, Théocrite, Hésiode et Homère lui-même, remontant ainsi à la source des sources. L’espèce de défi que montre ce choix présomptueux est en même temps hommage inspiré par l’admiration la plus vive. Ces trois génies sont les Muses de Virgile (sans compter les autres) parce que la beauté naîtra de la beauté avérée ou ne sera pas. Telle est la conviction de ce champion de l’imitation qui, par un prodige confondant, conçoit des chefs-d’œuvre si personnels et si originaux.
«Tout Virgile est plein de science» (Servius). Les Anciens s’étonnaient déjà que l’on pût trouver tant de connaissances chez Virgile. […] La poésie, à ses yeux, ne saurait être superficielle ni s’élaborer sur des faussetés. Elle a besoin de tout ce que savent les hommes.
Des dispositions si ambitieuses à l’égard de ce que l’on peut apprendre et comprendre (rares, voire sans emploi chez un poète ordinaire) répondent au niveau auquel se situent chaque fois l’inspiration, le choix du sujet — on dirait mieux : du noyau autour duquel le chant irradie. Les Bucoliques sont une méditation capitale chez un jeune poète : quel espoir mettre dans la poésie en temps de violence ? Est-elle bien le lieu du bonheur auquel aspirent ardemment les chanteurs ? Celle-ci a-t-elle pouvoir prophétique ? Peut-elle annoncer l’immortalité ?
Le héros des Géorgiques considère et célèbre sa place dans le monde naturel, nomme et dénombre la riche variété des choses et des êtres, en admire la beauté. Et l’art du paysan, auquel ressemble celui du poète, en les organisant dans le dialogue du travail, lui procure subsistance suffisante et sagesse nécessaire – question jamais refermée.
L’Énéide installe l’humain dans le temps, dans l’histoire. A-t-elle un sens ? Faut-il que pour lui des héros se sacrifient et que meurent des innocents ? Et pourra-t-il se faire que Rome, après être venue à la lumière et avoir étendu son empire, n’existe pas éternellement ? La poésie dans l’instant du jour donné, le labeur au long de l’année, l’action des hommes dans le cours des siècles : voilà les paliers où Virgile hisse le chant poétique et, de chacun de ses sommets, c’est tout le paysage de l’humaine condition qui devient visible, jusqu’aux horizons les plus dissimulés.
Toute grande poésie remet à l’esprit la question du lieu où elle réside : est-elle dans les choses, dans le cœur ou la pensée, dans les mots ? Et la maîtrise des lois qui font le vers ne suffit pas à consacrer le poète. Que cette poésie soit une mise en forme calculée, travaillée, limée de grands sujets préalablement choisis, médités, approfondis, c’est ce qu’indiquent et l’analyse des textes et les témoignages anciens sur la façon dont Virgile composait. Mais cette présentation sommaire est insuffisante. La Muse ne se confine pas dans l’atelier ; elle court aussi les champs, les forêts. Comme pour laisser entendre ses conceptions, Virgile propose deux allégories de ses poèmes, en pleine lumière, dans deux passages majeurs (les premiers vers de la quatrième Bucolique, l’ouverture du troisième livre des Géorgiques). Il choisit l’arbre et le temple, images rares,
fécondes et complémentaires. La seconde désigne l’édifice qui se construit pierre à pierre, selon un plan médité qui vise la beauté pure, reçoit une décoration voulue, afin d’accueillir la divinité. Le travail de l’architecte n’a pas de plus noble emploi ; ainsi de celui du poète.
La première désigne les aspirations inverses. Selon les modalités de l’arbre, le poème croît et s’élève sous la poussée d’une force mystérieuse, cette sève qui figure bien l’inspiration, sine qua non. Il dessine des formes variées, celles du tamaris comme celles du chêne, belles sans raisons. Quoiqu’elles n’aient pas de signification précise, elles ont un sens. Elles s’élancent vers la lumière après avoir puisé leurs forces au plus profond, tel ce chêne que le poète nous montre, «quantum uertice ad auras / aetherias, tantum radice in Tartara tendit», «autant il élève sa cime jusqu’aux souffles / éthérés, autant il s’enracine dans l’empire des morts» (Géorgiques). Vers admirables, hyperbole visionnaire. Appliqués au poème et à la poésie, ils en proposent une image saisissante, puisqu’ils désignent une totalité : le lien consubstantiel de l’obscur et du lumineux, du visible et de l’invisible. Cette dimension, à nos yeux constitutive de la poésie, Virgile est parmi les poètes anciens celui qui l’a le mieux conçue et pratiquée, allant jusqu’à conduire son héros aux Enfers pour qu’il accède à la lumière. L’arbre, enfin, réagit au moindre souffle ; ainsi les vers de Virgile à tout ce qui émeut, à toutes les souffrances, une fleur coupée, Didon à l’agonie, le dénuement du pauvre, l’inclémence de la mort, et la beauté décore la tristesse : «sunt lacrimae rerum» (Énéide). […]
Philippe Heuzé