Parution le 7 Novembre 2024
Prix de lancement 144.00 € jusqu'au 31 12 2024
Les Larmes d’Ulysse est un livre délicieux de Roger Grenier ; paru en 1998, il est consacré aux rapports qu’entretiennent les écrivains, artistes et autres hommes d’État avec leur chien. Le titre choisi par Roger Grenier (dont le braque nommé Ulysse était honorablement connu dans les couloirs des Éditions Gallimard) fait écho à un épisode du chant XVII de l’Odyssée : de retour à Ithaque, et soucieux de son incognito, Ulysse pleure d’émotion quand il est reconnu par son chien, le vieil Argos. Mais « Les Larmes d’Ulysse » est aussi le titre d’un texte récemment découvert de Michel Tournier.
Cette fois, c’est au chant VIII du même poème d’Homère que renvoient les larmes du héros, par ailleurs plus célèbre pour sa mètis, son intelligence rusée, que pour son émotivité. Recueilli par Nausicaa, Ulysse ne peut retenir ses larmes lorsque l’aède Demodocos chante les exploits qu’il a accomplis sous les murs de Troie. Demodocos est aveugle ; c’est en quelque sorte un double d’Homère, et ce qu’il chante est une Iliade, mais non celle que nous connaissons : un autre poème, riche d’autres épisodes, et qui confronte Ulysse non seulement à son passé, mais à son propre mythe. Occasion pour Tournier, qui a fait des mythes son matériau romanesque de prédilection, d’esquisser une réflexion sur le sujet.
« Les Larmes d’Ulysse » semble être resté inédit et ne figure pas au sommaire du volume de la Pléiade. Le texte a été découvert dans les archives de Michel Tournier par Arlette Bouloumié, que nous remercions de nous l’avoir communiqué. Il s’agit d’un dactylogramme de six feuillets.
Le nom de l’auteur est dactylographié en tête, ses initiales à la fin. On relève ici ou là quelques corrections autographes à l’encre bleue. La plus significative, qui a trait au centenaire de la naissance de Jean Giono (voir ci-dessous, 2e paragraphe), donne à penser que ces pages ont été rédigées avant le printemps de 1995 et corrigées peu après.
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L’Iliade et l’Odyssée répondent à des questions diamétralement opposées. L’Iliade est l’histoire d’un siège, le siège de la ville de Troie par les Grecs. L’Odyssée raconte le retour d’Ulysse chez lui à Ithaque. Or ces deux thèmes sont dynamiquement contraires. Le siège est statique et doit le rester. La tentation permanente des assiégeants, c’est de « lever le siège » et de partir. Il ne faut pas. La vertu d’un siège est la constance, la patience, l’acharnement. Au contraire le retour d’Ulysse devrait se dérouler sans accroc, sans retard, sans arrêt entre Troie et Ithaque. C’est le retour au foyer de l’époux fidèle de Pénélope, du bon père de Télémaque. Si tel avait été le cas, il n’y aurait pas eu d’Odyssée, car celle-ci n’est que l’énumération des retards imposés au héros par les dieux.
Dix ans pour naviguer de Troie à Ithaque ? De qui se moque-t-on ? C’est pourquoi Jean Giono — dont on [va bientôt biffé] [vient de corr. manus.] fêter le centenaire — écrivit avec la Naissance de l’Odyssée une version particulièrement irrévérencieuse du retour d’Ulysse. D’après Giono, Ulysse n’était nullement pressé de regagner l’ennuyeuse Ithaque où l’attendait le devoir conjugal auprès de la vertueuse Pénélope. Tel un ouvrier qui dissipe sa paie du samedi soir dans une tournée de tous les bistrots du quartier, il s’oublie dans tous les ports méditerranéens où le retiennent de superbes putains. Les aventures narrées dans l’Odyssée seront autant de mensonges éhontés que sa fièvre d’ivrogne inventera pour justifier son monstrueux retard.
Ajoutons que l’Odyssée est un bien curieux voyage. Car il s’agit d’un retour, mais un retour n’est-ce pas le contraire d’un voyage, un anti-voyage en quelque sorte ? Le vrai voyage, c’est celui des Argonautes — Jason, Héraklès, Castor, Pollux et quelques autres — partis à la conquête de la Toison d’Or. En fait de toison d’or, c’est sa barbe grise que rapporte Ulysse de son catastrophique périple. Car l’Odyssée est l’histoire d’une chute. Chaque épisode marque un étape de plus vers la déchéance, une marche descendue dans on ne sait quel trou. Au début, l’aventure ne manque pas d’un certain éclat. L’île des Lotophages et la lutte avec le Cyclope Polyphème possèdent une dimension épique. Mais la dégradante retraite auprès de Circé, la visite aux Enfers et l’interminable liaison avec Calypso sentent la déchéance.
Toutefois c’est sur le rivage de la Phéacie qu’Ulysse va toucher le fond de la déréliction. Quand il est jeté par la tempête sur ce rivage inconnu, il a vraiment tout perdu, ses compagnons, son navire, ses armes et même ses vêtements. C’est [d’]un nourrisson barbu et aux cheveux gris que la vague accouche sur le sable. Mais il a échoué dans l’embouchure d’une rivière, et c’est là que Nausicaa, la fille du roi local, vient laver son linge avec ses compagnes. On s’est justement émerveillé de ce trait : la princesse royale lavant elle-même le linge de la cour — du beau linge certes, brodé, armorié, dentelé, mais du linge tout de même — ravissant paradoxe qui allie la plus haute noblesse à la plus modeste des tâches féminines. Nausicaa et ses compagnes étendent leur lessive au soleil, pique-niquent et jouent au ballon. C’est ce ballon qui va rouler jusqu’au naufragé, endormi dans les herbes de la rivière. Réveillé, il se dresse, nu, le visage et le corps affreusement marqués par le sel et les rochers. C’est une fuite piaillante des donzelles. Seule demeure Nausicaa. Parce qu’elle est fille de roi, elle se doit de faire face au monstre inconnu surgi des roseaux. Elle va l’accueillir, l’habiller, le mener chez son père, le roi Alkinoos. C’est que le devoir d’hospitalité joue d’autant plus impérieusement qu’on occupe une position plus élevée. En chemin, elle lui fait la leçon : lorsqu’il entrera dans la salle commune, il faudra qu’il se dirige tout droit vers la reine Arété qui filera la quenouille près du foyer. Car c’est auprès d’elle qu’il devra implorer l’hospitalité.
Ainsi est fait. Mais quand Arété demande à l’inconnu son nom et son origine, Ulysse se contente de raconter les circonstances de son naufrage. Pour le reste, il n’a plus ni nom, ni origine. Il est devenu le naufragé anonyme et amnésique. Raison de plus pour que tous les honneurs lui soient dus. Alkinoos va jusqu’à lui offrir sa fille en mariage, mais il faudrait que l’inconnu accepte de demeurer en Phéacie, et de cela il ne saurait être question. Il repartira donc, mais auparavant aura lieu en son honneur le banquet nocturne dominé par l’aède aveugle Demodocos, à coup sûr l’un des sommets, et
peut-être le sommet de l’Odyssée. Tout écrivain, mais aussi quiconque se soucie de littérature, ne saurait trop méditer ce banquet nocturne. Il y a la cour, réunie autour du couple royal. Le roi Alkinoos domine non seulement en dignité, mais aussi en lucidité, car lui seul a percé le secret du grand naufragé. Il y a l’aède Demodocos aveugle et halluciné qui ignore divinement cette tablée d’humains. L’épique est son royaume. Il ne connaît que les
dieux et les héros de l’Olympe. Il ne voit que les surhommes qui s’affrontent sous les murs de Troie. Car la guerre de Troie a déjà cessé d’appartenir à l’histoire. Bien que terminée depuis moins de dix ans, elle relève de la légende, et avec elle ceux qui la firent. Et l’aède inspiré chante. Que chante Demodocos ? Il chante des épisodes grandioses de la guerre de Troie où surgissent les surhommes qui la firent. Il chante la grande dispute qui opposa Ulysse et Achille, fils de Pélée. Il chante le Cheval de bois introduit dans la ville, merveilleuse et terrible invention d’Ulysse.
Or voici l’incroyable paradoxe : ces épisodes fondamentaux de la guerre de Troie ne sont pas mentionnés dans l’Iliade. C’est l’Odyssée, c’est l’aède aveugle Demodocos qui nous les fait connaître. Et comment réagit à cette évocation le naufragé inconnu assis au bout de la table ? Il couvre son visage de son voile de pourpre, car il a honte des larmes qui l’inondent… Pourquoi ces larmes ? Pourquoi un tel chagrin ? C’est qu’Ulysse se trouve dans une situation heureusement très rare, car elle est tout à fait intolérable à ceux qui la connaissent : il est confronté à son propre mythe. Rares en effet sont les créateurs de mythes. Mais dans la règle, un destin miséricordieux leur épargne toute rencontre avec leur propre image transfigurée de génération en génération. L’inventeur de Tristan et Yseult avait sombré dans l’anonymat, bien avant que ce couple chaste et stérile devienne le symbole de la passion amoureuse. Tirso de Molina mourut sans savoir que son Don Juan allait s’échapper de sa comédie Le Trompeur de Séville (1630) pour incarner dans vingt autres œuvres, et dans la vie même, le désir érotique anarchique et criminel. Daniel Defoe n’a jamais su que le personnage de son œuvre qui le rendrait immortel serait Robinson Crusoé, l’homme de l’île déserte et le maître du Noir Vendredi. Goethe n’eut pas cette chance. Il avait vingt-cinq ans lorsqu’il avait publié en plein XVIIIe siècle finissant (1774) un petit roman où il racontait naïvement son premier amour et son premier chagrin, Werther. Et puis le romantisme était venu, et toute une génération s’était reconnue dans cet amoureux échevelé qui hurle à la lune et finit par se loger une balle dans la tête. Il y eut une coiffure, une chemise, un jargon « à la Werther ». Il y eut une épidémie de suicides. Le malheur, c’est que Goethe dépassa les quatre-vingts ans. Il devint le grand classique, le sage de Weimar, celui dont les têtes couronnées venaient recueillir la parole. Dès lors ce jeune fou de 1774 devenait un insupportable péché de jeunesse. Goethe n’a pas de mot assez dur pour condamner les rêveries morbides de ce romantisme dont il est pourtant le père. Mais nous reconnaissons les larmes qu’il verse sur Werther, ce sont celles que versait déjà à la table d’Alkinoos un naufragé aux cheveux gris auquel on avait tout volé, y compris ses souvenirs de régiment sous les murs de Troie.
© Succession Michel Tournier, 2017.
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