[On a découvert dans les tourbières de Walkenau « un cadavre à demi-nu, couleur de tourbe » : un ancien Germain. Le professeur Keil, de l’institut d’anthropologie et d’archéologie de Königsberg, l’a examiné.]
« Mesdames et messieurs (il n’y avait pas de dames parmi l’assistance), j’ai procédé personnellement à l’examen de l’estomac, de l’intestin grêle et du gros intestin de notre grand ancêtre. Ces viscères bien qu’aplatis étaient intacts, et renfermaient encore leur contenu. J’ai pu ainsi reconstituer scientifiquement (il pesa lourdement sur chaque syllabe du mot) le dernier repas de l’homme de Walkenau qui a été pris — je suis en mesure de le prouver — entre douze heures et vingt-quatre heures avant le décès. Ce repas se composait d’une bouillie où entrait essentiellement une variété de renouée, appelée vulgairement poivre d’eau, mêlée en proportions diverses à des ombellifères, des patiences, des liserons et des marguerites. Je ne crois sincèrement pas que ce brouet végétal constituait l’ordinaire des anciens Germains qui étaient chasseurs et pêcheurs. Je songerais plutôt à une collation rituelle, une sorte de communion anthume partagée avant le sacrifice suprême avec quelques fidèles.
« Quant à l’époque à laquelle remonte le mort, il est bien entendu impossible de la définir très précisément. Mais la monnaie d’or trouvée auprès du corps permet déjà de la situer au Ier siècle de notre ère puisqu’elle porte l’effigie de Tibère. Et c’est là qu’apparaît l’aspect le plus émouvant de notre découverte. Il n’est pas interdit de supposer que ce dernier repas d’un homme certainement considérable, d’un roi sans doute, pris avant une mort horrible, mais librement choisie, ait eu lieu en même temps — la même année, qui sait, le même jour, à la même heure ! — que la Cène, cet ultime repas pascal qui réunit avant la Passion Jésus et ses disciples. Ainsi au moment même où la religion judéo-méditerranéenne prenait son essor au Proche-Orient, un rite analogue fondait ici même, peut-être, une religion parallèle, strictement nordique et même germanique. »
Il s’interrompit comme écrasé par l’émotion et l’importance de ses propres paroles. Puis il reprit sur un ton moins solennel.
« Qu’il me soit permis d’ajouter que notre ancêtre a été exhumé près d’ici, dans un petit bois d’aulnes, de la variété noire qui hante les marais. Et là je ne puis manquer de songer à Goethe, le plus grand poète de langue allemande, et à son œuvre la plus illustre et la plus mystérieuse à la fois, cette ballade du Roi des Aulnes. Elle chante à nos oreilles allemandes, elle berce nos cœurs allemands, c’est en vérité la quintessence de l’âme allemande. Alors je vous propose — et je proposerai à l’Académie des sciences de Berlin — que l’homme que voici entre dans les annales de la recherche archéologique sous le nom du Roi des Aulnes. »
Puis il récita :
Qui chevauche si tard dans la nuit et le vent ?
C’est le père avec son enfant…
À ce moment, il fut interrompu par un ouvrier agricole qui entra en tempête, se précipita vers lui et lui parla à voix basse.
« Messieurs, prononça alors Keil, on m’avertit qu’un second corps vient d’être exhumé de la même tourbière que celui-ci. Je vous suggère de nous y rendre sur-le-champ pour accueillir ce nouveau messager de la nuit des temps. »