Parution le 17 Octobre 2024
208.50 €
Entretien avec Jacques Vincey, metteur en scène de la pièce de Jean Genet, «Les Bonnes», en tournée dans toute la France.
Quelles sont les raisons qui vous ont amené à mettre en scène une pièce de Jean Genet ? Et pourquoi Les Bonnes ?
Ma première rencontre avec le théâtre de Jean Genet a eu lieu en 1983, dans le cadre du spectacle Les Paravents, monté par Patrice Chéreau au Théâtre des Amandiers et dans lequel j’ai eu mon premier rôle. C’est une expérience qui m’a marqué. Ce fut l’occasion de mieux connaître l’œuvre de Genet et en particulier Les Bonnes.
Metteur en scène depuis maintenant une quinzaine d’années, j’ai travaillé sur différents textes dont un en particulier m’a beaucoup fait penser aux Bonnes de Jean Genet : Mademoiselle Julie, de Strindberg. C’est aussi un huis clos à trois personnages, dont l’un ne peut sortir que par la mort, en l’occurrence le suicide. Par ailleurs, il y a évidemment des thématiques dans cette pièce que j’ai l’impression de retrouver dans toutes les pièces que j’ai montées jusque-là : la question de l’identité et du double, celle du théâtre aussi, c’est à dire de la représentation et de la nécessité de passer par des histoires qu’on se raconte, de se projeter dans des personnages pour arriver à aller plus loin et éventuellement tenter de survivre.
Enfin, j’ai souhaité rassembler sur scène trois actrices avec lesquelles j’avais déjà travaillé dans Mme de Sade, de Mishima: Hélène Alexandridis, Marilù Marini et Myrto Procopiou. En plus de leur grand talent respectif, elles ont cette capacité à jouer ensemble, à s’inspirer les unes les autres de façon assez exceptionnelle. Les Bonnes étant une pièce sur le jeu et la nécessité de jouer pour survivre, la réunion de ces trois actrices fut aussi un détonateur, ou en tout cas un catalyseur de mon envie.
En créant Les Bonnes, Genet souhaitait provoquer un « malaise » chez les spectateurs. Peut-on avoir le même objectif de nos jours en mettant en scène cette pièce de théâtre ? Comment vous y êtes-vous pris ?
Genet a toujours eu un rapport ambivalent au théâtre. Il a écrit plusieurs pièces mais n’a jamais été satisfait, je crois, de la façon dont elles étaient montées, car au-delà de l’acte théâtral, il revendiquait un acte poétique. La notion de malaise dont il parle dans sa préface Comment jouer Les Bonnes est une exigence de poète, qui d’une certaine manière est contradictoire avec le théâtre. Certes, on peut déstabiliser, on peut troubler, mais on fait du théâtre pour qu’il y ait aussi une certaine adhésion entre la salle et le plateau.
Ceci dit, c’est, par son écriture et par la volonté de son auteur, un véritable enjeu que ce théâtre revendique quelque chose en plus ou un peu à côté du théâtre habituel, donc quelque chose de trouble, qui n’est pas confortable.
On a essayé de l’introduire dans le spectacle, d’une part en démarrant par des extraits de la préface Comment jouer Les Bonnes, lus par un personnage qui va rester tout au long du spectacle et l’accompagner, sans être pour autant un personnage écrit par Jean Genet, ni Genet lui-même lisant la préface, ni Monsieur, mais un peu toutes ces personnes à la fois, une présence masculine qui rôde autour de ces trois femmes et dans lequel les spectateurs peuvent projeter des imaginaires et des réponses à des questions que cet homme ne manque pas de poser.
On entre donc dans le spectacle avec une toute petite déstabilisation, une sorte de «caillou sur le chemin» a dit récemment une spectatrice, qui nous permet d’avoir de la pièce une perception un peu différente.
D’autant que ce personnage apparaît nu sur scène…
Nous avons fait ce choix pour plusieurs raisons. Dans Comment jouer Les Bonnes, Jean Genet écrit : «Je vais au théâtre afin de me voir, sur la scène (restitué en un seul personnage ou à l'aide d'un personnage multiple et sous forme de conte), tel que je ne saurais – ou n'oserais – me voir ou me rêver, et tel pourtant que je me sais être. Les comédiens ont donc pour fonction d’endosser des gestes et des accoutrements qui leur permettront de me montrer à moi-même, et de me montrer nu, dans la solitude et son allégresse.» Il y a donc une part de littéralité dans ce choix, mais aussi d’humour et de distance. Le personnage est nu certes, mais avec des gants de vaisselle… Cette légèreté permet de faire entendre le texte sans le charger d’un poids sérieux.
Dans cette pièce, où il est beaucoup question du jeu et du travestissement, le fait de partir d’un corps nu, donc vulnérable, pour entrer dans un spectacle où on ne va cesser de se couvrir, de se réconforter dans des costumes, était une bonne façon d’introduire le spectacle.
Mais de manière générale, la façon dont nous avons monté la pièce, les choix que nous avons faits et évidemment l’interprétation des actrices renvoient chaque spectateur à des zones troubles qui nous agitent les uns et les autres, ce qui peut aussi provoquer un certain malaise.
Vous avez également mis en scène Mademoiselle Julie de Strindberg. Vous avez dit de Strindberg et de Genet qu’ils s’étaient tous deux inspirés d’un fait divers et l’avaient hissé jusqu’à la tragédie. Ainsi représenter le fait divers sur scène peut-il être considéré comme une nouvelle forme de catharsis ?
Il se trouve que je reprends aussi actuellement une pièce d’Arne Lygre, Jours souterrains, qui est aussi, bien que l’auteur s’en défende, très proche de ces histoires de séquestration comme les affaires Kampusch ou Fritzl. Donc effectivement, ces trois mises en scène [Mademoiselle Julie, Les Bonnes et Jours souterrains, ndlr], m’ont conduit à me demander pourquoi le fait divers fait théâtre et, à certains moments, trouve un écho aussi grand. Ce n’est pas un hasard si on a tant parlé des sœurs Papin à l’époque. Cela devait donner aux gens un état de la société, de la domesticité, des relations entre maîtres et valets. Cela a dû activer des choses très profondes dans l’inconscient collectif en mettant subitement en lumière des zones d’ombre.
Le théâtre s’empare donc en effet du fait divers, mais il le déborde aussi. C’est ce qui m’intéressait justement dans Les Bonnes. Comme le dit Genet dans sa préface : «C’est un conte, c’est-à-dire une forme de récit allégorique.» L’auteur travaille sur des archétypes. Il part du réel pour toucher à l’intemporel et à ce qui nous rassemble tous dans notre humanité la plus secrète. Cette réalité est transformée en théâtre, donc en fiction. Chacun y est ainsi sollicité, voire bousculé. Et cette déstabilisation permet, je l’espère, sinon une catharsis, au moins une réflexion.
En 2001, Alfredo Arias a mis en scène Les Bonnes au Théâtre de l’Athénée en jouant lui-même le rôle de Madame. Qu’avez-vous pensé de ce choix du metteur en scène ?
Cette pièce de Genet est très fréquemment montée, car elle permet des appropriations très différentes et très singulières. Il y a autant de manières de la mettre en scène qu’il y a d’imaginaires. Les Bonnes ont souvent été représentées avec trois hommes. Certains exégètes ont même prétendu que cette pièce devait être jouée par des adolescents. Toujours est-il que Madame est un personnage dont on ne sait pas très bien s’il est réel ou pas, s’il ne sort pas de l’imaginaire des bonnes. Ce qui est sûr, c’est qu’elles en ont fait une icône, une figure archétypale. Cet archétype peut prendre des formes différentes dans une incarnation fantasmatique.
Alfredo Arias a joué lui-même le rôle de Madame mais dans un corps de femme dont il se débarrassait au fil des scènes. Le fait que Madame soit un homme est donc également tout à fait possible. C’est la force du fantasme qui compte, plus que le naturalisme de la situation.
La pièce de Genet comporte de nombreuses didascalies, notamment concernant le décor. En tant que metteur en scène comment gère-t-on ces contraintes scéniques et comment s’en émancipe-t-on également ?
Genet est un artiste qui a beaucoup parlé de la trahison. Il l’a même érigée en vertu cardinale. Le meilleur moyen de lui rester fidèle est donc au fond de le trahir, c’est-à-dire de s’emparer de ce qu’il nous donne pour l’emmener dans des résonances intimes, singulières et profondes. La pièce créée en 1947 par Louis Jouvet à l’Athénée était, d’après les images que j’en ai vues, très proche de ce que décrivait Genet. Ce qui ne l’a pas empêché d’être extrêmement critique vis à vis de cette mise en scène. C’est aussi la force de cet auteur que d’être paradoxal, y compris dans ses indications scéniques.
Quelle est la portée symbolique des confettis utilisés à plusieurs reprises dans votre mise en scène ? Peut-on y voir une référence au caractère onirique de la pièce de Genet ?
Nous avons fait des choix scénographiques qui ne correspondent pas du tout aux didascalies de Genet et au naturalisme du boudoir de Madame, dans lequel il est décrit qu’il y a beaucoup de fleurs. Or dans cet espace tout en métal et en transparence que nous avons créé, il nous semblait difficile de représenter autant de fleurs. Est alors arrivée cette idée de confettis, dans un dispositif qui travaille sur la verticalité. Tout se joue sur deux étages. Les bonnes ne cessent de monter et descendre. Les confettis tombent du ciel vers lequel elles essaient de se hisser tout au long de la pièce. Et effectivement cette dimension à la fois dérisoire et spectaculaire me semblait aussi pouvoir faire sens avec le cœur de la pièce.
Propos recueillis par Kim-Lan Delahaye et Valérie Pabst
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