Parution le 26 Septembre 2024
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Allez, prenez tout — tout le fourbi — et filez-moi cinq dollars. C’est pas seulement du bric-à-brac que vous achetez, c’est des vies bazardées. Et surtout, vous verrez, c’est de l’amertume que vous achetez. Vous achetez une charrue pour ensevelir vos enfants, vous achetez les bras et les cœurs qui auraient pu vous sauver. Cinq dollars, pas quatre. On pourra pas tout ramener… Allez, c’est bon pour quatre. Mais je vous préviens, ce que vous achetez, c’est ce qui ensevelira vos enfants. Et vous le verrez pas. Vous pourrez pas. Prenez le tout pour quatre. Bon, ensuite, vous donnez quoi pour l’attelage et le chariot ? Deux bons chevaux, bais les deux, la même robe, le même pas aussi, au poil les deux. Durs à l’ouvrage — les cuisses et la croupe qui bossent, les deux pareil. Et le matin, la lumière sur eux, elle est baie la lumière. Ils passent la tête au-dessus de la barrière, ils nous reniflent, ils tournent leurs grosses oreilles pour nous entendre, et visez un peu ces toupets noirs ! J’ai une fille. Elle adore leur tresser la crinière et le toupet, elle leur met des petits nœuds rouges. Elle adore ça. C’est fini. J’aurais une histoire marrante à vous raconter sur ma fille et le bai qui est là. Elle vous ferait bien rire. Celui-ci il a huit ans, l’autre dix, mais on croirait des jeunes tellement qu’ils bossent. Regardez. Les dents. Impeccables. Les poumons sont bien. Des jolis sabots, et propres avec ça. Combien ? Dix dollars ? Pour les deux ? Et le chariot… Oh, pauvre Dieu ! Je préférerais encore les abattre pour nourrir les chiens. Allez, c’est bon, prenez-les ! Prenez-les vite, monsieur. Ce que vous achetez, c’est une petite fille qui tresse des toupets, qui enlève les rubans qu’elle a dans les cheveux pour leur faire des nœuds, qui se recule pour voir, qui penche la tête et qui frotte sa joue contre leur museau tout doux. Ce que vous achetez, c’est des années à trimer dessous le soleil ; ce que vous achetez, c’est une souffrance qui peut pas se dire. Mais prenez garde, monsieur. Y a autre chose qui vient en prime avec le bazar et les chevaux — ces deux beaux bais —, un gros paquet d’amertume qui va prendre racine chez vous et qui finira par donner des fruits. On aurait pu vous sauver mais vous nous avez tout pris, et bientôt ça sera votre tour et on sera plus là pour vous sauver.
Et les métayers rentraient à pied, les mains dans les poches, le chapeau sur les yeux. Certains s’achetaient une bouteille et la buvaient vite pour qu’elle les assomme. Mais ils ne riaient pas et ils ne dansaient pas. Ils ne chantaient pas et ne prenaient pas la guitare. Ils regagnaient leur ferme, les mains dans les poches et la tête basse, en faisant voler la poussière rouge avec leurs chaussures.
Peut-être qu’on pourra tout recommencer, dans ce nouveau pays prospère — en Californie, là où les fruits poussent. On recommencera tout à zéro.
Mais ce n’est pas possible de commencer. Il n’y a que les bébés qui peuvent commencer. Vous ou moi… nous sommes ce qui a déjà eu lieu.
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé.