Quarante-neuf ans à peine après l’entrée de l’autobiographe dans la Pléiade, voici la romancière. Dans son Introduction aux deux volumes qui paraissent en novembre et qu’il a dirigés, José-Luis Diaz s’attache à mettre en relief l’originalité de la pratique romanesque de Sand, que Jules Janin qualifiait en 1836 de « plus grand écrivain de ce temps-ci », mais qui attend encore d’occuper pleinement la place qui lui revient parmi ses pairs du XIXe siècle. Voici les deux dernières sections de cette Introduction.
LIBERTÉS DU ROMANESQUE
Ayant « toujours eu pour opinion […] qu’un roman devait être avant tout romanesque », avouant dans la «notice» de Lucrezia Floriani «aimer beaucoup les événements romanesques, l’imprévu, l’intrigue, l’action dans le roman», Sand se prive rarement des ressources d’une intrigue à péripéties. Elle se félicite que L’Homme de neige soit « très accidenté », condition de succès selon elle. En revanche, les romans que lui donnent à lire des apprenties manquent d’intrigue attachante. Celui de Caroline Marbouty « manque essentiellement des qualités qui font un roman animé » (18 mai 1843). Chez Rozanne Bourgoing, « il n’y a pas assez d’incidents, trop de simplicité dans le sujet et dans les événements », alors que « le roman demande plus d’animation et de variété, des scènes plus inattendues, des personnages moins faits d’une pièce, une intrigue plus compliquée, plus d’art enfin » (fin de novembre 1842 [?]). Tout un art du roman dans une simple phrase, confirmé ailleurs en des termes proches.
Le romanesque – auquel il arrive pourtant qu’elle se refuse1 – est chez elle un principe de liberté, qui la décharge des exigences du réalisme strict et de l’impérieuse focalisation narrative, avec mutisme imposé à l’instance auctoriale, qui donnent tant de fil à retordre à Flaubert. Elle, au contraire, tient à en agir à son aise, sans s’interdire les intrusions d’auteur quand elles lui sont commodes, ni les fictions aux limites de l’invraisemblance. C’est ce goût pour les libertés du romanesque qui la porte à doter Thérèse Jacques (Elle et lui) d’une vie antérieure mélodramatique, où elle se trouvait unie à un époux bigame, déjà marié « aux colonies ». Dans Mauprat, le romanesque surgit dès l’épisode qui ouvre le roman, celui de la jeune fille entraînée dans le repaire des brigands, puis culmine dans l’intrigue policière qu’enclenchent les manigances diaboliques des deux « Coupe-Jarrets » survivants, avec danger de mort pour le héros, puis juste châtiment de ces traîtres de mélodrame. Dans Nanon, il est dans les péripéties rocambolesques marquant l’évasion d’Émilien de Franqueville de la prison de Limoges sous la Terreur. Souvent, le romanesque se détecte à de véritables clichés narratifs : la maladie2, qui vient un temps accabler Edmée de Mauprat, Madeleine Blanchet (François le Champi), Constance Verrier (héroïne éponyme d’un roman de 1860), Célie Merquem (Mademoiselle Merquem, 1868) ; les héritages, changeant à point nommé la condition sociale de la petite Fadette, de François le Champi, du vieux Boccaferri et de Tonine Gaucher ; les conversations confidentielles, surprises par le héros, qui viennent éclairer François le Champi, Bernard de Mauprat et M. Sylvestre sur la véritable pensée de leurs proches ; l’exil par amour, pendant un temps de recueillement, que partagent Fiamma (Simon), Bernard de Mauprat, le Champi et la Fadette. Le romanesque tient aussi beaucoup aux lieux, mi-réels, mi-fabuleux, que Sand aime à investir, en « maître ès descriptions », depuis sa plus tendre enfance : castel en ruine des Mauprat, avec portes dérobées et ressorts secrets, mystérieux château des Désertes dans le roman éponyme, « noir abîme du Val-d’Enfer » dans La Ville noire, « oasis de granit et de verdure » de Crevant où Nanon et Émilien vivent leur idylle, retirés du monde et de l’Histoire. Il tient encore à des personnages maléfiques : le moine lubrique venu du roman noir et le forçat repenti, dans Lélia ; les sept Mauprat de la branche cadette, à mi-chemin entre Cartouche et Barbe-Bleue ; ou Nasias, le savant démoniaque, dans Laura. Avec pour contrepoint les figures idéales de justes, à la fois sages, généreux et oblatifs, souvent chargés d’ans, tels Jeanne Féline (Simon), Patience (Mauprat), le vieux Boccaferri (Lucrezia Floriani) ou le grand bûcheux (Les Maîtres sonneurs). En attendant qu’au terme d’une longue initiation les protagonistes plus jeunes rejoignent la confrérie : ce qui est le cas de Bernard de Mauprat, de la Fadette, de Brulette et de Nanon.
Mais comme le romanesque suppose ici liberté et idéal de vie, il marque aussi de son cachet des personnages ainsi qualifiés : Lélia, qui se caractérise par la « disposition romanesque de [s]on esprit », Edmée de Mauprat, « ardente et romanesque », « la tête pleine de romans », Stella Floriani, « âme romanesque et délicate », mais aussi le vieux sage Patience avec ses « romanesques espérances de nivellement universel », ou encore La Fayette, préparant « secrètement sa romanesque expédition ». De quoi nous faire comprendre que le romanesque chez Sand n’est pas une simple commodité liée à la forme du roman qu’elle pratique. Il est aussi une qualité que l’instance auctoriale attribue à certains de ses personnages, en se montrant solidaire des idéaux qu’ils promeuvent, des valeurs selon lesquelles ils agissent et des combats qu’ils mènent. Avec pour Sand l’utopie intime de se régénérer à leur contact. Après leur avoir insufflé ses propres exigences…
Tel que Sand le formule en l’honneur d’Eugène Sue dont elle lit Les Mystères de Paris, le « secret du roman » tient à ce qu’il « doit être un plaidoyer en faveur d’un généreux sentiment », mais « pour faire un bon roman, il faut que le plaidoyer y soit tout au long sans que personne s’en aperçoive ». Bien plus négatifs, ce sont ses « prédications » et ses « déclamations » que ses éditeurs redoutent, réticents qu’ils sont à publier ses romans les plus engagés : Buloz face à Horace qu’il finit par refuser (septembre 1841)3, Louis Véron, directeur du Constitutionnel confronté au futur Meunier d’Angibault (octobre 1844), tout comme Anténor Joly face au Péché de M. Antoine (août 1845). Répondant au dernier, elle admet la critique : « mes romans ont ce défaut, au point de vue de l’art pur, d’être trop déclamatoires parfois ». Mais elle s’empresse de rétorquer : «Vous craignez la prédication, mais si nous supprimons et le mot qui nomme et qualifie l’idée, et le développement de l’idée dans la bouche de ceux qui la portent dans l’âme, que restera-t-il ? des faits ? impossible ! nous ne pouvons prouver la bonté de l’idée par des faits » (23 août 1845). Aux antipodes aussi bien de l’asséchante objectivité réaliste que de l’art pour l’art4, qui triomphent ensemble dans les années 1850, les romans de Sand sont portés tout au long de sa vie par un engagement politique, moral, religieux, humanitaire. Quitte à risquer parfois que « le plaidoyer emporte le roman», comme elle le laissait entendre à Sue dans la lettre déjà citée. Mais comment l’éviter en ces romans engagés,
porteurs de combats eux aussi romanesques, et dont l’œuvre polémique et critique redouble constamment le message ?
D’emblée, lecteurs et critiques prennent acte de cette dimension combative du roman sandien, en détectant dans Indiana « non seulement un roman, mais encore un plaidoyer contre les lois despotiques du mariage », qui « doubla le succès du livre ». « L’auteur a beau dire qu’il prie de ne pas chercher un but moral dans un livre de pure fiction, qu’il n’a pas de système, pas de doctrine sociale: qu’importe ? il a mieux fait que discuter des questions sociales : il les traîne toutes après lui dans l’esprit de son lecteur. […], il a ainsi pressé dans son livre cinq ou six des grandes injustices de la société actuelle. » Et cet autre critique de méditer sur le genre romanesque ainsi tout entier transformé : « C’est aujourd’hui quelque chose de sérieux que les romans, et il serait difficile d’appeler livre d’agrément l’ouvrage dont nous avons à parler, et qu’on n’achève pas de lire sans en rapporter de profondes et de graves réflexions sur l’époque qui a transformé ainsi en plaidoyers sévères les frivoles récits des romanciers5. »
À partir de Simon (1836) et de Mauprat (1837), le combat en faveur de la cause des femmes se voit relayé par un combat en faveur des valeurs de la République. L’engagement politique républicain, puis socialiste, se double d’un engagement moral et religieux, au sens large du mot, qui est celui en usage parmi les paysans de la Vallée-Noire. La dénonciation d’une société bourgeoise inique, cruelle aux plus faibles, matérialiste, rongée par une maladie morale, est au centre de toute l’œuvre. Plus que comme Balzac – dont elle reconnaît pourtant qu’il est « l’esprit le plus étendu et le plus pourvu de qualités diverses qui dans le roman se soit produit de notre temps », ainsi qu’un « maître sans égal en l’art de peindre la société moderne et l’humanité actuelle » –, Sand en agit ainsi comme Walter Scott, « ce maître au-dessus de nous tous », qui « n’eût point mis la vie dans ses tableaux, s’il ne les eût déroulés autour d’un fait social qu’il a vivement senti lui-même6 ».
Chez Sand, ce tableau du monde contemporain perverti se fait au nom de valeurs – la justice, l’exigence de vérité, le travail, mais aussi la charité, plus que l’égalité. S’il est un idéal qui traverse toute l’œuvre, c’est toutefois celui de la fraternité. Lucrezia Floriani décline de nouvelles formes du vivre ensemble dans le registre familial et artiste ; Les Veillées du chanvreur dans le registre champêtre, grâce en particulier à la Fadette, d’autant plus attachée à cet idéal qu’elle a d’abord été traitée en paria ; Les Maîtres sonneurs, dans le registre régional, avec le dépassement progressif de la méfiance entre le « peuple des bois » du Bourbonnais et le « peuple des blés » du Berry ; La Ville noire, après Le Compagnon du tour de France, dans le registre de la solidarité ouvrière ; quant à
Nanon, qui rêve d’une réconciliation des classes, elle vise encore plus haut.
Avec, chaque fois, des figures de femmes rayonnantes qui, par leurs actions plus encore que par leurs discours, se font les garantes d’un nouvel ordre social qu’expérimente un groupe de faibles dimensions dont elles sont l’âme, au sein d’une société globale violente, inégalitaire et individualiste. Grâce à ces déclinaisons favorites du « type femme7 » – Edmée, la Fadette, Lucrezia, Tonine, Nanon –, le combat pour l’idéal se fait persuasion en douceur ; au nom de valeurs sublimes qui n’empêchent pas de mettre à contribution l’esprit pratique, le bon sens, la sagesse, mais aussi l’intelligence des femmes. Celle-là même dont, page après page, Sand nous donne la preuve éclatante, en gagnant son combat majeur d’« artiste dans sa propre vie » : réinventer le féminin en complicité avec ses « filles » de fiction. « C’est ainsi que la fantaisie, le roman, l’oeuvre de l’imagination, en un mot, a son effet détourné, mais certain, sur l’emploi de la vie. »
José-Luis Diaz.
1. Dans l’avant-propos de Lucrezia Floriani, elle promet ainsi de retrancher de son récit « l’élément principal, l’épice la plus forte qui ait cours sur la place : c’est-à-dire l’imprévu, la surprise », au profit de l’analyse psychologique de ses personnages (t. II de la présente édition, p. 5).
2. Dans Mademoiselle Merquem (1868), Sand se moque pourtant des « romans de convention » qui y ont recours : « Quelle foudroyante puissance que celle de la maladie ! Dans les romans de
convention et dans les scènes de théâtre, l’amour et la joie font le prodige de chasser l’implacable étreinte du délire ou de la stupeur ; mais dans la réalité combien le dévouement le plus ardent arrache peu de miracles à l’impitoyable destinée ! » (Paris, Michel Lévy frères, 1873, p. 284).
3. Sand lui fait pourtant remarquer : « Dans tous mes livres, et jusque dans les plus innocents, […] vous […] verrez une opposition continuelle contre vos bourgeois, votre inégalité sociale […] et ma
sympathie constante pour les hommes du peuple ». Et elle ajoute qu’elle ne peut pas « laisser marchander [s]a liberté » (15 septembre 1841).
4. « La mode, le prétendu art pour l’art (qui n’a jamais existé et qui eût fait rire les grands maîtres du passé, Goethe tout le premier […] », se moque Sand dans une autre lettre à Anténor Joly vers le 13 août 1845.
5. Fr. de Ch., « Indiana, par George Sand », Revue européenne, août 1832, t. IV, respectivement p. 320 et 312. Ce qui annonce les futurs propos de Sand à Ernest Feydeau : « Je ne suis pas de ceux qui trouvent le roman chose futile et sans profondeur » (6 juin 1861). Avant-première
6. À Anténor Joly, vers le 13 août 1845. Et d’ajouter : « Je ne connais qu’un romancier, c’est Walter Scott. Il ne faut pas dire cela dans votre réclame, trop de gens réclameraient. »
7. Que Sand estime plus facile d’accès en ses multiples avatars à « un écrivain-femme » qu’aux « écrivains-hommes » (préface des Nouvelles, 1861, p. 111).