La création littéraire s’apparente chez London à un flux continu, régulier. Il écrit son millier de mots quotidien où qu’il se trouve, à terre comme en mer. Pas de repentirs ni d’interruptions, pas d’abandon ni de remaniement ; tout texte commencé est achevé. Les manuscrits dactylographiés de ses romans ne portent presque aucune correction, seulement quelques retouches stylistiques ici et là : le premier jet correspond presque toujours au texte publié. Sur celui-ci, il ne reviendra jamais : les rééditions de ses livres faites de son vivant ne comportent aucune révision 1. Il écrit une fois, une seule, d’une coulée, puis passe à autre chose. C’est s’en remettre presque exclusivement à une énergie intérieure supposée constamment mobilisable par la vertu du rituel. Faut-il — ou, plus simplement, peut-on — établir un rapport entre cet usinage littéraire et la difficulté souvent exprimée par London de concevoir et développer des histoires ? « Je ne parviens même pas à imaginer une intrigue acceptable — mon épouvantable inaptitude à la création, voyez-vous. Je crois que je ferais mieux de devenir un interprète des choses qui sont, plutôt qu’un créateur des choses qui pourraient être », révèle-t-il à Cloudesley Johns en septembre 1899. L’acquisition forcenée de réflexes et d’automatismes a-t-elle eu pour objet de pallier une angoisse peut-être paralysante devant l’acte proprement créateur ?
Les incertitudes du jeune écrivain sur la nature et les limites de son talent se sentent dans les hésitations avec lesquelles il tente de définir ce qu’il fait. «Non, sacrebleu», confie-t-il à deux écrivains régionaux, «mes histoires ne me viennent pas comme ça ! J’ai sué sang et eau pour trouver les thèmes. Ensuite, bien sûr, il n’a pas été difficile de les coucher sur le papier. L’expression, voyez-vous, est chez moi bien plus aisée que l’invention. C’est avec cette dernière que j’ai les plus grandes difficultés, et que je dois travailler le plus dur. Trouver une pensée digne d’être habillée d’assez de verbiage * pour
en faire une histoire, c’est là que le bât blesse.» Que London n’ait jamais pu faire fond sur une solide capacité d’invention («trouver les thèmes», dans son idiome), c’est ce dont témoigne son recours méthodique à des choses vues, vécues, lues, entendues, à toutes les étapes de sa carrière. Quant au «verbiage» qui doit mettre en valeur une «pensée», on reconnaît dans le choix de ce mot péjoratif — qu’il emploie en français dans le texte — le peu d’intérêt de l’écrivain pour le médium de son art : la langue. La forme, chez lui, ne peut être qu’au service de l’idée, une simple enveloppe, aussi transparente que possible.
1. Seule exception dans notre corpus : la nouvelle « Faire un feu », dont il existe deux versions.