En novembre s'achève la publication des Romans de Céline à la Pléiade. Le tome IV et dernier contient Féerie pour une autre fois I, dédié «Aux animaux», «Aux malades» et «Aux prisonniers» ; Féerie pour une autre fois II (Normance), dédié «À Pline l'Ancien» et «À Gaston Gallimard» ; et les Entretiens avec le professeur Y, qui ne sont dédiés à personne.
C'est en février 1955 que Céline a demandé au deuxième dédicataire de Féerie II de faire entrer son œuvre dans la Pléiade. Il reviendra à la charge à plusieurs reprises : «Les vieillards, vous le savez, ont leurs manies. […] La Pléiade et l'édition de poche pas dans vingt ans, quand je serai mort ! non ! tout de suite ! cash !» Le contrat est signé en 1959 — «je suis aux anges d'être de la Pléiade, exultant comme A. Allais d'être “abonné au gaz”» —, mais Céline disparaît, ainsi qu'il le redoutait — «je risque fort d'être décédé avant d'être Pléiadé» —, avant la sortie du volume qui réunit en 1962 Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit dans une édition préfacée par Henri Mondor et établie par Jean-André Ducourneau.
Aucune suite n'est alors prévue. C'est seulement en 1974 qu'un tome II rassemble les derniers romans de Céline, ceux de la « trilogie allemande» : D'un château l'autre, Nord et Rigodon. Cette fois, l'édition est établie par Henri Godard, qui accepte en outre de refondre totalement le premier volume. Le nouveau tome I paraît en 1981 ; parmi d'autres innovations, il propose un retour au texte original de Mort à crédit, qui avait été censuré en 1936 et jamais rétabli depuis lors.
Les lecteurs disposent donc des deux premiers et des trois derniers romans de Céline. Mais les documents inédits sortent peu à peu de l'ombre, et l'idée de compléter la série fait son chemin. Un tome III est projeté, qu'il faudra dédoubler en raison de l'importance des matériaux disponibles. Le troisième volume propose en 1988 Casse-pipe et Guignol's band I et II. Henri Godard y fait une large place aux manuscrits et autres états préparatoires : on pénètre dans le laboratoire de Céline — où l'on retourne en 1993 : dans le tome IV, les appendices, inédits pour la plupart, occupent plus de cinq cents pages.
Les romans rassemblés en 1993 marquent, comme le dit Henri Godard, « un point d'aboutissement dans la recherche de Céline ». Féerie II, évocation d'un bombardement, est un déluge de mots. Mais l'ancien combattant de la Grande Guerre qu'est Céline sait que l'extrême violence ne s'accommode pas d'une traduction verbale classique. Les mots ne racontent pas l’événement, ils traduisent l'émotion : le chaos verbal et le chaos du monde ne font plus qu'un. Il est des signes qui ne trompent pas : au cours de la fabrication du livre, la Pléiade doit renoncer à son protocole habituel, qui prévoit que les paroles rapportées soient encadrées de guillemets. Or, dans Féerie, les ambiguïtés d'énonciation sont telles que l'on ne sait pas toujours où placer le guillemet fermant. La règle sacro-sainte est donc abandonnée : on s'en tient aux tirets des éditions originales.
Écrire le chaos, c'est un travail de Romain. Les appendices exhument plusieurs esquisses ou versions écrites dans la fièvre. Plus d'un écrivain se serait contenté de cet état du texte, mais dans les années 1950 Céline voulait «crever une deuxième fois le plafond» (ce qu'il avait fait une première fois en 1932 avec le Voyage). Le public et la critique ne le suivirent pas. En novembre 1993, c'est fait, le plafond est crevé : à la veille du centenaire de sa naissance, Céline — «décédé avant d'être Pléiadé» — occupe toute sa place.