«L'être que j'appelle moi vint au monde un certain lundi 8 juin 1903, vers les 8 heures du matin, à Bruxelles…» Ainsi commence le livre de Marguerite Yourcenar qui paraît chez Gallimard en avril, sous le titre Souvenirs pieux.
Une autobiographie ? Dans une lettre du 29 mars à Jean Chalon, l'auteur s'en défend : «L'ouvrage n'est pas une autobiographie, bien que par commodité il sera placé dans cette catégorie. C'est l'histoire de ma mère, de certains de ses ascendants, et, incidemment, de mon père pendant les trois années qu'a duré ce mariage.» Si autobiographie il doit y avoir, elle est encore à venir : «Il se peut que j'écrive un jour un volume (un seul) sur ma propre vie, ou plutôt sur les personnes que j'ai connues et les événements auxquels j'ai assisté. Si je le fais (Deo volente), je sais d'avance que je n'y jouerai qu'un assez petit rôle.» On aura reconnu dans cette description Quoi ? L'Éternité qui, publié posthume en 1988, constituera le tome III du Labyrinthe du monde dont Souvenirs pieux est le premier volume.
Ce titre peut intriguer, voire dérouter. Les « souvenirs pieux » sont en réalité « ces petits faire-part funéraires, qui indiquaient la date de naissance, l'endroit où une personne était morte, et quelquefois de vagues indications sur son caractère » — « rien n'est plus informatif », précisera l'écrivain dans un entretien avec un journaliste de la RTBF. Qui connaît sa personnalité aura compris que, pour elle, ces faire-part ne sont pas des prétextes à l'attendrissement.
Le projet qui deviendra Souvenirs pieux est ancien. À l'écrivain Mathieu Galey Yourcenar rappellera qu'elle avait ébauché à vingt ans un roman historique « marqué par la démesure de l'adolescence » et mettant en scène, après transposition, les différentes générations de sa famille. L'ébauche est vite abandonnée, mais non le projet. En 1967, Yourcenar indique à l'un de ses neveux qu'elle songe à écrire «des souvenirs», et lui annonce sans ambages que ceux-ci, «le jour où ils paraîtront, seront presque sûrement de nature à [lui] déplaire» : «vous n'ignorez pas que la vérité a certaines exigences avec lesquelles on a toujours tort de transiger.»
Elle ne se trompe pas : Souvenirs pieux, qui n'a rien d'un exercice de piété familiale ou de vanité généalogique, déplaît à certains : «En Belgique, on m'assure que le livre a indigné certaines personnes. À vrai dire, je m'y attendais», écrit-elle en août 1974 à Jeanne Carayon. Et en décembre, à sa cousine Huguette de Broqueville : «J'ai été amusée par les réactions scandalisées. Les gens aiment si peu la vérité vraie ! J'ai toujours l'impression que les morts sont enchantés quand on les montre tels quels […], eux qui ont dû si souvent dissimuler dans la vie.» En somme, déplaire (à certains) plaît à Yourcenar, qui ne manque pas de remercier André Stil, critique à L'Humanité, «d'avoir perçu que le livre n'était inspiré ni par la complaisance envers la famille, ni par le romantisme du passé (ce serait plutôt le contraire)».
Au reste, on ne saurait déplaire à tout le monde : la critique se montre favorable, et l'auteur la juge «d'une intelligence et d'une chaleur réconfortantes». Les médias défilent à «Petite Plaisance» : Radio Canada à la fin d'août, la télévision belge du 7 au 14 septembre, et Gisèle Freund du 26 au 30, pour des séances de photographie. C'est aussi le temps des honneurs : Grand Prix national de la culture et ordre du Mérite. La future académicienne ne les refuse pas, sans perdre pour autant son indépendance d'esprit : «mais qu'est-ce que c'est que l'Ordre du Mérite : la légion d'Honneur a-t-elle, comme certaines capitales européennes, changé de nom ?»