Depuis que Jean Paulhan a rendu les armes, excédé par le torrent d’injures que déversait sur son bureau chaque lettre de Céline, c’est Roger Nimier qui est chez Gallimard le « contact » de l’auteur de Féerie pour une autre fois. Le 25 février, Céline lui annonce que le livre auquel il travaille est en bonne voie : « Je suis à la 1 300e page, 50e mouture… Je peux penser sans optimisme idiot que je parviendrai bientôt à la fin (environ un mois). »
À la date qu’il s’est fixée, l’auteur n’est pas mécontent du résultat. Son manuscrit est « pure dentelle », écrit-il à Gaston Gallimard le 18 mars. Nimier est convaincu que ce nouveau roman peut faire évoluer la situation de Céline, dont les livres n’intéressent plus guère le public. Le sujet, d’ailleurs, a de quoi attirer l’attention.
Conçu d’abord comme la troisième partie de Féerie, le texte a pris son autonomie. Il évoque Sigmaringen, en Bavière, où résidèrent à partir de septembre 1944, de gré ou de force, les principaux tenants de la Collaboration, dont le maréchal Pétain et Pierre Laval. Céline y a lui-même passé environ quatre mois ; il y soignait les « réfugiés » français. Inquiet, hargneux, il était sans illusion : « C’est écrit. L’affaire est dans le sac… Les Allemands sont archifoutus, emballez les os et plantez un saule, les tripes d’un côté, les gambilles de l’autre… »
Treize ans plus tard, il estime que ces « faits bien connus », qui constituent « une petite partie […] de l’histoire de France », peuvent susciter l’intérêt. Il ne se trompe pas : D’un château l’autre va bel et bien susciter l’intérêt, parce que c’est un grand livre, mais – ce qui n’est pas moins célinien – il va aussi provoquer un scandale.
Le volume paraît le 20 juin ; un prière d’insérer en précise le sujet – « Les châteaux dont parle le titre sont douloureux, agités de spectres qui se nomment la guerre, la haine, la misère » –, le ton – « un conte de fées et de sorcières (peu de fées, beaucoup de sorcières) » – et l’enjeu – « D’un château l’autre doit être considéré comme un nouveau Voyage au bout de la nuit ». Mais Céline n’a pas attendu la mise en vente pour jouer sa carte maîtresse, celle de la provocation.
Le 14 juin, L’Express a publié des bonnes feuilles du livre et un entretien avec l’auteur dans lequel celui-ci évoque ses pamphlets d’avant-guerre, la décadence des Français de 1957, son rejet de l’avenir ; son attitude passée ne lui inspire qu’un regret : « d’avoir été con ». Et surtout, attaquant ses ennemis (« tous ceux qui me daubent, qui me crachent »), il se présente en victime. « Voyage au bout de la haine », titre L’Express. À André Parinaud, Céline expliquera que ses propos étaient tout à fait délibérés : « Je suis devenu le fait divers à la mode. »
Ce n’est pas faux. Le 21 juin, L’Express publie des extraits du courrier majoritairement indigné qu’a provoqué l’entretien du 14. Céline fait scandale dans tous les camps : D’un château l’autre vise à ridiculiser nos martyrs, lit-on dans la presse d’extrême droite ; dans Rivarol, où le romancier compte des adversaires et des partisans, la polémique se prolonge pendant plusieurs semaines. À l’autre bord, lorsque Céline est invité, le 17 juillet, à l’émission « Lectures pour tous », L’Humanité titre « Scandale à la télévision ».
Il n’en reste pas moins que D’un château l’autre, qui fait également l’objet de comptes rendus purement littéraires et le plus souvent favorables, offre à Céline une nouvelle reconnaissance comme écrivain, c’est-à-dire une résurrection. L’avenir confirmera les attendus du prière d’insérer, qui indiquait ce qu’on lui doit : « une transformation de la sensibilité, une façon neuve d’exprimer le monde moderne ».