L’année s’annonce rude pour Paul Valéry qui, souffrant, écrit à son frère le 21 janvier: «Voici quinze jours que je dors une heure par nuit. L’esprit me travaille et me tue: c’est le principal de mes maux.»
Trois semaines plus tard meurt Édouard Lebey, administrateur de l’agence Havas. Valéry, qui était son secrétaire particulier, s’inquiète de se trouver sans situation fixe et redoute l’instabilité d’une vie vouée à la seule littérature — «les Lettres, avec les libertés, les dangers, les incertitudes infinies…»
Mais le 25 juin est achevée d’imprimer l’édition originale de Charmes, qui va paraître aux Éditions de la Nouvelle Revue française. Charmes ou Poèmes, proclame la page de titre — jeu sur le double sens du carmen latin, «poème», mais aussi «sortilège», «envoûtement». Certains textes sont imprimés en caractères italiques («Aurore», «Le Sylphe», «Palme», etc.), d’autres en romain («Le Cimetière marin», «Fragment du Narcisse», «La Pythie», etc.). On a cru pouvoir déceler dans cet emploi de deux caractères différents l’intention de distinguer les poésies (en italique) et les poèmes (en romain)… On remarque aussi que les vingt pièces sont classées, fort approximativement, dans l’ordre alphabétique de leurs titres. Mais tout cela changera dans l’édition suivante, celle de février 1926.
En 1922, le recueil ne passe pas inaperçu, ce qui n’a pas l’heur de contenter Valéry; il s’en ouvre à Gide dans une lettre du début d’août: «Pour un homme qui a horreur du souci, et que la moindre chose éparpille et tue, je suis servi. Enfin, zut. Rien ne m’est plus. La presse, à l’envi, me flanque Mallarmé et les ténèbres y adjacentes à la tête. Je crois que j’ai eu tort de faire cet énorme tirage à deux mille (cinq éditions!!) et surtout d’envoyer à tous ces inutiles journaux. Et puis on a paru trois semaines trop tard.» Et plus bas: «Je reviens à Charmes (cette fois au contenu). Ces vers m’irritent, car je ne comprends pas comment j’ai pu les faire. Que d’étranges considérations je me souviens être intervenues dans certaines pièces!…»
Quelques semaines plus tard, le moral semble meilleur. À Gide toujours: «En attendant, Charmes triomphe. J’ai rencontré cet été tant de gens pour s’extasier sur “l’admirable édition” que j’en viens à me demander si mes critiques n’étaient pas un peu trop sévères (je parle, bien entendu, de l’aspect du livre).» Et il ajoute: «Ne me juge pas d’après mes lettres, cher ami.»
Les doutes des auteurs n’empêchent généralement pas les œuvres d’occuper la place qui leur revient. En 1929, la Librairie Gallimard publie de Charmes une édition commentée par Alain qui déclare: «Valéry est notre Lucrèce.» Sous prétexte de commenter le commentaire, Valéry donne alors au volume une préface dans laquelle il revient sur l’accueil fait à son recueil: «Charmes divise ses lecteurs. On sait que les uns n’y voient goutte; qu’il n’est que trop clair pour les autres, qui le jugent insipide par la simplicité de ce qu’ils y trouvent, une fois rompues les vaines défenses de l’expression. D’autres encore s’y attachent.» Puis un accès de modestie: «Alain n’est pas bien rude pour mon œuvre; je pense qu’il y voit, qu’il se crée ce que j’eusse bien voulu faire, et qui n’est pas, de fort loin, ce que j’ai fait.» Et enfin, l’essentiel, une réflexion sur la nature, la fonction et la signification de la poésie: «C’est une erreur contraire à la nature de la poésie, et qui lui serait même mortelle, que de prétendre qu’à tout poème correspond un sens véritable, unique, et conforme ou identique à quelque pensée de l’auteur. […] Un beau vers renaît indéfiniment de ses cendres, il redevient — comme l’effet de son effet — cause harmonique de soi-même.»