Parution le 19 Septembre 2024
1184 pages, ill., Prix de lancement 65.00 € jusqu'au 31 12 2024
Alors que le roman est à ses yeux un voyage en ballon au gré des vents, la nouvelle, pour Morand, a l’urgence du saut en parachute : «si l’on ne saute pas dans le délai voulu, on se casse la figure». Son premier recueil, Tendres stocks, est achevé d’imprimer le 20 janvier et paraît chez Gallimard. Trois nouvelles seulement, trois prénoms féminins, Clarisse, Delphine, Aurore, d’où le titre d’ensemble, que le préfacier, Marcel Proust, juge affreux. Est-il réussi, ce premier saut? L’auteur, en tout cas, y survivra.
Morand, que Proust peint à la hâte, dans les premières lignes de sa préface, en minotaure dévorateur de jeunes filles, entendait composer des portraits «qui durent». «Vivre des jours près d’une personne et n’en donner, bien plus tard, sous une forme aisée et sans travail apparent, que l’essentiel, me paraissait le plus digne des jeux.» Mais ses stocks féminins n’attendrissent pas également tous les lecteurs. Certains signalent l’influence de l’ami Giraudoux, parfois celle du Larbaud de Barnabooth. Aragon, lui, est impitoyable : Morand «écrit mal, et en a conscience, mais il n’est pas besoin de voir ses manuscrits pour comprendre que ce n’est pas faute de travail. Une prose qui sue, dirait-il sans doute.» Cocteau, qui parlera plus tard de Morand comme du «seul prosateur que l’on emporte dans la poche des poètes», lui avait pourtant donné un bon conseil : «Luttez contre le pittoresque – il vous recouvre vos profondeurs avec mille régates.» A-t-il été suffisamment écouté? La suite de son commentaire, quoi qu’il en soit, était encourageante et juste : «mais la profondeur existe – je me harnache d’un scaphandre et je me promène dans votre inconnu.»
Une chose est sûre : ce petit livre restitue l’atmosphère de l’époque, ses goûts et dégoûts, stylistiques ou moraux. Comme ses contemporains, Morand fut marqué par la guerre. Contrairement à la plupart d’entre eux, il ne l’a pas faite, mais plusieurs de ses personnages masculins en reviennent, incapables d’en rien oublier. Le malaise de l’après-guerre est sensible dans Tendres stocks. «Même si la guerre ne grimaçait de temps en temps à la fenêtre de ses récits», note André Germain (De Proust à Dada), «nous saurions qu’il vient après elle et que sa particulière sensualité, secret de ses conquêtes, est celle même d’une société qui se réveille d’une grande commotion, les nerfs las, affinés et suavement impérieux.»
De cela, toutefois, le préfacier ne dit mot. Non que la question le laisse indifférent : la sensibilité avec laquelle il évoque, dans Le Temps retrouvé alors inédit, le Paris de la guerre témoigne du contraire. Mais tel n’est pas le sujet de sa préface, qui a trois particularités : ce n’est pas «une préface véritable»; elle ne parle que de style; elle ne parle pas du style de Morand. Ou si peu… Vers le début, une phrase : «il est certain que le style de Paul Morand est singulier», puis on passe à Baudelaire, Stendhal, Flaubert, Racine – plus qu’il n’en faut pour écraser un jeune auteur. Vers la fin, tout de même, quelques éloges, assortis de réserves, et les considérations restées célèbres sur le «nouvel écrivain» qui «unit les choses par des rapports nouveaux». Mais ce nouvel écrivain, est-ce Morand, ou plutôt Giraudoux?
Pourquoi Proust n’a-t-il pas écrit «une préface véritable»? «Un événement subit m’en a empêché. Une étrangère a élu domicile dans mon cerveau.» Cette étrangère, c’est la Mort. «Et il serait plus sage de profiter du répit qu’elle m’accorde, autrement qu’en écrivant une préface pour un auteur déjà connu qui n’en a pas besoin.» Singulière introduction, assurément. Au reste, Proust a raison; sa fin est proche, et son livre attend.