Le 20 mai sort des presses un petit ouvrage de 260 pages, tiré à trois cents exemplaires sur vergé d’Arches. Il paraît sous une élégante couverture bleue, inspirée de celle du Faust traduit par Nerval. Pourquoi un tirage si limité? «Pour me dissimuler un tout petit peu ma mévente», notait l’auteur dans son Journal en janvier; «Tirant à douze cents, elle me paraîtrait quatre fois pire; j’en souffrirais quatre fois plus.»
Pourtant, l’éditeur de l’ouvrage, Alfred Vallette, qui dirige le Mercure de France, est enthousiaste: «Le meilleur titre de livre publié ici depuis des années!» Le titre, en effet, est excellent; c’est L’Immoraliste.
Ce livre habite l’esprit d’André Gide depuis «à peine un peu moins» de quinze ans (Journal, 12 juillet 1914); depuis août 1901, il y travaille d’arrache-pied. Plusieurs lettres adressées à Henri Ghéon témoignent des difficultés de l’entreprise, et des inquiétudes de l’auteur.
14 août 1901: «ce livre me paraît un jeu d’enfant.»
27 septembre: «Après deux jours bons, trois mauvais, c’est ma mesure, et chaque jour je crois perdre l’espoir d’achever L’Immoraliste cet automne.» Gide a lu le manuscrit à son ami le peintre Jacques-Émile Blanche: «Avec la plus amicale bonne grâce il a dissimulé son ennui; et même au moindre arrêt que je faisais il s’écriait: “Oh! que c’est beau!!!”… au bout d’un peu de temps je ne songeais plus qu’à sauter des pages.»
24 octobre: «Depuis quinze jours tout marche comme aux plus beaux jours; mon sujet me repassionne […] Qu’est-ce que cela vaut?»
25 novembre: «la fin de L’Immoraliste va être épatante.»
23 décembre: «je me suis remis à L’Immoraliste et en ai déchiré ou barré bien des pages […] Et maintenant, ma vie n’a plus aucune direction.»
3 mars 1902: «Mes épreuves complètes sont depuis quinze jours sur ma table; je ne les ai même pas relues. Mon Immoraliste m’embête.»
Enfin, le 28 avril: «L’Immoraliste, définitivement relu, me paraît bon.»
Quelques semaines après la sortie du livre, le succès critique est incontestable, mais Gide n’est pas satisfait; il se plaint des contresens que commettent de trop nombreux lecteurs. «Mon Immoraliste provoqua certaines discussions assez chaudes», confiera-t-il, mi-embarrassé, mi-ravi, à son Journal. À noter que trois des lecteurs les plus perspicaces sont des lectrices: Lucie Delarue-Mardrus, Mme Mayrisch, et Anna de Noailles qui écrira à Gide — sans doute apprécia-t-il l’hommage — qu’elle a lu son livre «avec autant de soin, de lenteur, de précision» que Les Affinités électives.
Pourtant, certains amis demeurent silencieux. L’«admirable lettre de Maurice Denis» est sans aucun doute une consolation. Mais que dire de celle de Francis Jammes, en juin: «Ton héros n’a qu’un défaut qui me le rend antipathique, c’est l’absence complète d’immoralité»? Ou de celle, alambiquée, de J.-É. Blanche, en juillet: «le drame voulu, combiné par amour de l’intensité des sensations… j’avoue qu’il m’apparaît comme plus terrible, à la fois, et un peu… comique»? Réponse de Gide, dès le lendemain: «Non! non! mille fois non!»
Finalement, dans l’espoir d’une diffusion plus large, Gide autorise le Mercure de France à faire paraître, sous la traditionnelle couverture jaune de la maison, une nouvelle édition, qui voit le jour le 20 novembre et dont le tirage, cette fois, n’est pas limité. Le texte est précédé d’une préface de quatre pages écrite en juillet et dans laquelle Gide répond aux critiques: «Je donne ce livre pour ce qu’il vaut. C’est un fruit plein de cendres amères; il est pareil aux coloquintes du désert qui croissent aux endroits calcinés et ne présentent à la soif qu’une plus atroce brûlure, mais sur le sable d’or ne sont pas sans beauté.»